Préemption : quels droits pour l’acquéreur évincé ?
Préemption : quels droits pour l’acquéreur évincé ?
Introduction
Le droit de préemption peut être défini comme le droit conféré à quelqu'un (il peut s’agir d’une personne morale de droit public ou de droit privé, une personne physique, une société ou une association), soit par la loi, soit par une disposition contractuelle, de pouvoir se substituer à l'acquéreur d'un droit ou d'un bien pour en faire l'acquisition à sa place et, en principe, dans les mêmes conditions que ce dernier.
L’on retrouve en droit luxembourgeois, de nombreuses dispositions légales conférant des droits de préemption (notamment, en matière de baux ou d’indivision, en matière d’aménagement du territoire, d’urbanisme ou d’environnement, …).
Nous évoquerons, dans le cadre du présent article, principalement les droits de préemption conférés aux communes et au Fonds du Logement, dans le contexte de la loi modifiée du 22 octobre 2008 dite « Pacte logement ».
La loi précitée prévoit, en son article 3, les hypothèses dans lesquelles les pouvoirs publics précités sont titulaires d’un droit de préemption. Parmi les cas de figure les plus fréquents, il faut épingler que la commune et le Fonds du Logement disposent d’un droit de préemption « pour les parcelles sises dans les zones d’aménagement différé au sens de l’article 9, paragraphe 1er de la loi modifiée du 19 juillet 2004 concernant l’aménagement communal et le développement urbain », ainsi que pour « pour toutes les parcelles situées entièrement ou partiellement dans une bande de cent mètres longeant la limite de la zone urbanisée ou destinée à être urbanisée et située à l’extérieur de ces zones ».
La commune dispose encore, à l’exclusion du Fonds du Logement cette fois, d’un droit de préemption pour « toutes les parcelles non construites situées dans des zones urbanisées ou destinées à être urbanisées sur le territoire communal », cette dernière hypothèse visant de manière très large, tous les « baulücken » mais aussi tous les lots à bâtir, non construits, au sein des lotissements…
L’existence d’un droit de préemption portant sur les terrains pré-décrits, est de nature à insécuriser fortement l’acquéreur, voire le vendeur.
En effet, suivant l’article 7 de la loi précitée, « Toute convention portant sur une aliénation visée à l’article 4 est irréfragablement réputée conclue sous condition suspensive de la renonciation à l’exercice du droit de préemption visé à l’article 3 ».
Autrement dit, tout compromis de vente, pourvu qu’il concerne un bien grevé d’un droit de préemption (voire même s’il n’est pas grevé d’un tel droit mais que le pouvoir préemptant estime que c’est le cas), et que l’opération n’est pas spécifiquement exclue du champ d’application de la loi en vertu de son article 4, est conclu sous condition suspensive de la renonciation (qui peut être tacite dans les conditions fixées par la loi) de l’exercice, par le pouvoir préemptant, de son droit de préemption.
Ainsi, l’acquéreur ne peut être certain de faire l’acquisition du bien désiré, qu’en cas de renonciation par le pouvoir préemptant de son droit. Tant qu’il n’a pas d’information à cet égard, il reste sous l’épée de Damoclès d’une intervention du pouvoir préemptant ; ce qui peut s’avérer particulièrement dangereux, si, par exemple, l’acquéreur du bien escompté a entretemps organisé la vente de son immeuble, en espérant bénéficier des fruits de cette vente pour l’acquisition du bien soumis à droit de préemption…
Le mécanisme du droit de préemption s’avère encore hautement problématique lorsqu’un compromis de vente d’un terrain vierge de construction, est conclu sous condition suspensive de l’approbation d’un PAP et de l’obtention de toutes les autorisations administratives requises pour réaliser le projet immobilier. En effet, le développeur entame alors, des années durant, des démarches coûteuses auprès des administrations compétentes, pour se voir potentiellement dépossédé de son projet, par le pouvoir préemptant, une fois que le dossier est soumis au notaire pour acte la vente.
Les vendeurs, acquéreurs, mais aussi agents immobiliers, devront donc rester vigilants par rapport à ces problématiques.
La procédure suivie par le pouvoir préemptant
En droit luxembourgeois, la loi ne règle que de manière très sommaire, la procédure à suivre par le pouvoir préemptant, s’il veut acquérir, en remplacement de l’acquéreur initial, un bien qu’il estime intéressant (de point de vue de son prix, de sa situation, etc.).
La loi précitée retient que « Le notaire en charge notifie par envoi recommandé à l’ensemble des pouvoirs préemptant définis à l’article 3, au plus tard deux mois avant la passation de l’acte authentique d’aliénation, copie du compromis ou du projet d’acte d’aliénation, à moins que les pouvoirs préemptant n’aient renoncé à l’exercice de leur droit de préemption ».
Il appartient au pouvoir préemptant d’accuser réception du dossier envoyé par le notaire endéans le délai d’un mois. A défaut de délivrer un avis de réception du dossier de notification au notaire dans le délai imparti, le pouvoir préemptant est considéré renoncer à l’exercice de son droit de préemption.
La loi prévoit ensuite que « Dans le mois suivant la confirmation de la réception du dossier, les pouvoirs préemptant informent le notaire de leur décision d’exercer leur droit de préemption aux prix et conditions mentionnés dans le dossier de notification, sinon à la valeur conventionnelle tel que visée à l’article 8, point 6°. Le silence du pouvoir préemptant dans le délai susmentionné vaut renonciation à l’exercice de son droit de préemption ».
Comment contester la décision de préemption ?
Pour contester la légalité de la décision de préemption, l’acquéreur évincé (voire le vendeur, s’il y voit un intérêt) peut – notamment – mettre en cause le bien-fondé, l’utilité publique à la base de cette décision.
Il n’est pas intéressant, à ce titre, d’évoquer l’avis du Conseil d’Etat dans le cadre de la loi dite « omnibus », ayant fortement élargi les cas d’ouverture du droit de préemption « (…) le Conseil d’État donne à considérer que le droit de préemption, sans être juridiquement de même nature que l’expropriation, constitue néanmoins une atteinte, à la fois au droit de propriété et à la liberté contractuelle, alors qu’il comporte une limitation du droit du propriétaire de disposer librement de sa chose. Le Conseil d’État rappelle à cet égard son avis du 27 novembre 2007 (doc. parl. n° 569611) au sujet du projet de loi qui est devenu la loi précitée du 22 octobre 2008.
(…)
La question de l’objectif du droit de préemption est toutefois essentielle. À défaut d’encadrement du droit de préemption par des finalités précises, servant de critères aux décisions de préemption, les pouvoirs préemptant disposent d’un pouvoir d’appréciation très large, mais insuffisamment circonscrit selon le Conseil d’État.
L’exercice du droit de préemption, dans ces conditions, s’expose au reproche d’arbitraire. Le défaut d’assigner un objectif précis au droit de préemption pourrait d’ailleurs ouvrir la porte à la mise en œuvre de ce droit en vue de réaliser des opérations dépourvues de caractère d’intérêt public concret, comme l’acquisition de terrains non bâtis à des fins de thésaurisation, ou l’acquisition dans le but d’empêcher l’aliénation à une personne déterminée, ou encore pour empêcher la réalisation par l’acquéreur potentiel sur le terrain en cause d’un projet qui, tout en étant conforme au droit, est néanmoins jugé indésirable.
(…)
La Cour européenne des droits de l’homme n’a jusqu’ici pas eu à se prononcer de manière directe et explicite, par un arrêt de principe, sur le droit de préemption exercé par les autorités publiques en matière d’urbanisme. Elle a toutefois rendu des arrêts[1] au sujet de droits de préemption exercés par les autorités publiques dans le cadre d’autres législations, comme la législation fiscale ou la législation relative à la protection du patrimoine culturel national.
Selon la jurisprudence de la Cour, „le système du droit de préemption ne prête pas à critique en tant qu’attribut de la souveraineté“, mais son exercice par l’autorité publique constitue une ingérence dans le droit du propriétaire au respect de ses biens. Pour être compatible avec l’article 1er du Protocole additionnel, l’ingérence doit satisfaire aux exigences de légalité et de proportionnalité.
Pour la Cour, le principe de légalité commande que l’ingérence résulte de la loi au sens de la Convention, et il „signifie également l’existence de normes de droit interne suffisamment accessibles, précises et prévisibles“. En particulier, la mesure de préemption ne doit pas jouer „de manière arbitraire, sélective et guère prévisible“. Elle doit en plus offrir les garanties procédurales élémentaires, une décision de préemption ne pouvant avoir de légitimité en l’absence d’un débat contradictoire et respectueux du principe de l’égalité des armes.
(…)
Il se dégage de ces développements que le droit de préemption doit être sous-tendu par des justifications d’intérêt général résultant de la loi et que les prérogatives accordées aux pouvoirs préemptant doivent y être proportionnées. Une étude du Conseil d’État français, consacrée au droit de préemption[2], publiée en 2008, est arrivée à des conclusions similaires.
C’est donc à la suite de cet avis du Conseil d’Etat qu’à été inséré dans le projet de loi Omnibus la disposition suivant laquelle le droit de préemption ne pouvait être exercé que dans un but précis :
« Afin de tenir compte de l’opposition formelle du Conseil d’Etat relative au cadrage normatif insuffisant du droit de préemption, la Commission introduit un nouvel alinéa 2 précisant que la finalité du droit de préemption accordé aux communes est d’acquérir des terrains en vue de la construction d’ensembles en vertu de la loi du 25 février 1979 concernent l’aide au logement. Par construction d’ensembles sont visés les logements à coût modéré destinés à la vente ainsi que les logements sociaux locatifs »[3].
Finalement, dans son deuxième avis complémentaire[4], le Conseil d’Etat a revu l’amendement précité tout en insistant encore comme suit :
« Selon le nouveau texte, il est désormais nécessaire que le pouvoir préemptant énonce les finalités qu’il poursuit. Le Conseil d’État comprend la nouvelle disposition en ce sens que, dans le cadre de l’exercice du droit de préemption par l’un des pouvoirs préemptants, les finalités invoquées ne peuvent évidemment pas être abstraites ou irréelles. Elles doivent, au contraire, correspondre à des projets concrets ou en voie de concrétisation, s’inscrivant dans l’intérêt général ou communal, et pour la réalisation desquels il existe une volonté réelle et démontrable dans le chef du pouvoir préemptant. Cette exigence acquiert toute son importance en cas de contestation judiciaire de la décision de préemption.
Finalement, les développements du Conseil d’Etat luxembourgeois rejoignent les observations d’auteurs français suivant lesquels : « L’existence d’une cause d’utilité publique, traditionnellement attachée à la procédure d’expropriation, conditionne également très largement l’utilisation du droit de préemption »[5].
Ainsi, sommes nous d’avis qu’une décision d’un pouvoir préemptant peut notamment encourir le reproche d’illégalité si elle n’est pas justifiée par l’existence d’un projet concret ou en voie de concrétisation sur le ou les terrain(s) concerné(s), ayant soit pour objet de réaliser des logements visés par les dispositions relatives aux aides à la construction d’ensembles prévues par la loi modifiée du 25 février 1979 concernant l’aide au logement, soit de réaliser des travaux de voirie et d’équipements publics ainsi que de travaux visant à ériger des équipements collectifs conformément aux articles 23 et 24, paragraphe 2 de la loi modifiée du 19 juillet 2004 concernant l’aménagement communal et le développement urbain (article 3 de la loi dite « Pacte Logement »).
Quel juge l’acquéreur évincé peut-il saisir ?
La jurisprudence luxembourgeoise sur l’exercice des droits de préemption conférés aux pouvoirs publics, en est à ses premiers balbutiements. La question de la compétence du juge civil, respectivement du juge administratif, pour connaître des litiges en la matière, ne trouve pas de réponse clairement établie à ce stade.
Il faut relever toutefois que dans un arrêt du 21 janvier 2020, n° 43240C, la Cour administrative a jugé, contrairement aux juges de première instance, que les juridictions administratives sont compétentes pour connaître d’un recours en annulation porté contre des décisions de conseil d’administration de l’établissement public FONDS DU LOGEMENT en matière de droit de préemption. Par analogie, les décisions des communes et de l’Etat portant exercice de leurs droits de préemptions, sont à leur tour, à notre avis, susceptibles de recours en annulation (voire d’un recours en sursis à exécution dans les conditions fixées par la loi), devant les juridictions administratives.
A noter que selon nous, la compétence du juge administratif n’exclut pas celle du juge civil, qui demeure compétent, dans sa sphère de compétence, par exemple pour voir prononcer la nullité de l’acte de vente conclu entre le vendeur initial et le pouvoir préemptant, voire pour interdire le pouvoir préemptant à conclure un acte notarié tant que la légalité de la décision de préemption n’est pas toisée (voir en ce sens l’ordonnance du Président du tribunal d’arrondissement du 31 mai 2019, n° TAL-2019-03214).
Les conséquences indirectes de l’arrêt de la Cour du 21 janvier 2020
En consacrant un droit de recours devant les juridictions administratives dans le chef de l’acquéreur initial, évincé par une décision du pouvoir préemptant, la Cour a implicitement, mais nécessairement selon nous, reconnu que ce dernier était tenu de respecter la procédure administrative non-contentieuse.
En effet, la Cour a notamment considéré que la « décision détachable et préalable portant sur l’exercice d’un droit de préemption de la part d’une personne de droit public (…) constitue par essence une décision administrative individuelle de nature à faire grief au sens de l’article 2 de la loi modifiée du 7 novembre 1996 portant organisation des juridictions de l’ordre administratif, ci-après «la loi du 7 novembre 1996» ».
Le fait que la décision de préemption soit reconnue comme une décision administrative individuelle a pour conséquence que le pouvoir préemptant est tenu, selon nous, en vertu de l’article 9 du règlement grand-ducal du 8 juin 1979 relatif à la procédure à suivre par les administrations relevant de l'Etat et des communes, d’informer le vendeur mais aussi l’acquéreur de son intention d’exercer son droit de préemption. Dans ce contexte, ces derniers pourront alors faire valoir leurs observations préalables, en vue de s’y opposer.
Vu la volonté du Législateur de recourir de manière de plus en plus systématique au mécanisme du droit de préemption, les éclaircissements qui y seront apportés ces prochains mois par les juridictions civiles et administratives, seront les bienvenus, pour l’encadrer et pallier aux lacunes législatives en la matière.
Me Sébastien COUVREUR
Avocat à la Cour
[1] Arrêt CEDH du 5 janvier 2000, Hentrich c. France ; Arrêt CEDH du 5 janvier 2000, Beyeler c. Italie
; Arrêt CEDH du 28 juin 2011, Ruspoli Mrenes c. Espagne.
[2] „Le droit de préemption“. Études du Conseil d’État. Documentation française, 2008.
[3] Doc. Parl. N° 6704/06, p. 18
[4] Doc. Parl. N° 6704/08 p. 10, Deuxième avis complémentaire du Conseil du 15 juillet 2016
[5] René HOSTIOU, Jean-François STRUILLOU, Expropriation et préemption, 4ème édition, Lexis Nexis Litec, 2011, p. 1
René HOSTIOU, Jean-François STRUILLOU, op. cit., p.10