L’ « impossible » accès du soumissionnaire évincé au référé précontractuel luxembourgeois
L’ « impossible » accès du soumissionnaire évincé au référé précontractuel luxembourgeois
En droit des marchés publics, le soumissionnaire dont l’offre n’a pas été retenue par le pouvoir adjudicateur (soit elle a été déclarée irrecevable techniquement ou « administrativement » par exemple pour un cas d’exclusion ou de non-respect des conditions minimales de participation, soit elle n’a pas été considéré comme étant la plus avantageuse économiquement), dispose de la possibilité de contester cette décision, de même que de la possibilité de quereller parallèlement la décision d’adjudication du marché à un concurrent.
Un recours en annulation est ouvert contre ces décisions, devant le tribunal administratif. Un tel recours doit être introduit dans un délai de trois mois à compter de la notification desdites décisions.
Un tel recours en annulation n’est cependant pas suspensif, et les délais de procédures devant les juridictions administratives étant ce qu’ils sont, le marché public litigieux est souvent déjà entièrement exécuté au moment où intervient un jugement annulant les décisions d’attribution et de rejet de l’offre de l’opérateur économique requérant.
I. Le recours en sursis à exécution et le délai de standstill
Si le soumissionnaire évincé souhaite encore pouvoir obtenir une chance d’exécuter le marché pour lequel il a remis une offre (et il s’agit là d’un enjeu majeur pour la plupart des opérateurs économiques, en termes, non seulement de bénéfices escomptés, mais aussi d’occupation des travailleurs et de réputation sur des marchés de référence), ce dernier doit obtenir la suspension des décisions d’adjudication et de rejet de son offre, afin d’éviter que l’acheteur public ne s’engage contractuellement vis-à-vis de l’adjudicataire.
Il s’agit là d’un référé dit « précontractuel ». Concrètement, le soumissionnaire évincé devra saisir le Président du tribunal administratif d’un recours en sursis à exécution de la décision d’adjudication, et ce impérativement avant la conclusion du contrat entre l’adjudicataire et le pouvoir adjudicateur.
Sachant que le juge des référés administratifs n’est donc plus compétent dès le moment où le contrat de marché public est conclu (voir not T.A., 23 octobre 2006, n° 22003 du rôle), la loi du 10 novembre 2010 instituant les recours en matière de marchés publics, transposant la directive européenne 2007/66/CE du Parlement européen et du Conseil, du 11 décembre 2007, modifiant les directives 89/665/CEE et 92/13/CEE du Conseil en ce qui concerne l'amélioration de l'efficacité des procédures de recours en matière de passation des marchés publics, a prévu un « délai de standstill », c’est-à-dire un délai d’attente, entre le moment où la décision d’adjudication est notifiée et la conclusion du contrat.
Cette loi s’applique pour les marchés publics dits européens, ou « marchés du Livre II », c’est-à-dire ceux dont les montants estimés par le pouvoir adjudicateur au moment de l’établissement du devis estimatif dépassent les seuils fixés suivant les articles 52 et suivants de la loi du 8 avril 2018 sur les marchés publics.
Ce délai de standstill pour les marchés européens, fixé par l’article 5 de loi précitée, est « d’au moins dix jours à compter du lendemain du jour où la décision d’attribution du marché a été envoyée aux soumissionnaires et candidats concernés si un télécopieur ou un moyen électronique est utilisé » ou « d’au moins quinze jours à compter du lendemain du jour où la décision d’attribution du marché est envoyée aux soumissionnaires et candidats concernés », si d’autres moyens de communication sont utilisés (courriers postaux principalement).
Pour les marchés « du Livre I », dits aussi « marchés nationaux », le délai de standstill est toujours de 15 jours, quelque soit le moyen de communication utilisé, ceci en application de l’article 98 du règlement grand-ducal d’exécution du 8 avril 2018.
Il s’agit donc de délais particulièrement courts, qui obligent les soumissionnaires, et leurs avocats, à réagir très promptement s’ils entendent contester ces décisions.
Endéans ce délai de standstill, il est loisible au soumissionnaire s’estimant injustement évincé du marché, d’introduire un recours en sursis à exécution à l’encontre de la décision d’adjudication.
Il lui est même possible d’introduire le recours en sursis au-delà de l’écoulement du délai de standstill, pourvu que le contrat de marché public n’ait pas encore été signé :
« Si l’article 6 de la loi du 10 novembre 2010 énonce expressément la possibilité d’agir devant le juge des référés pendant le délai de carence minimum prévu par l’article 5 de la loi du 10 novembre 2010, il n’est pas à entrevoir comme étant dérogatoire au droit commun posé par l’article 11 de la loi du 21 juin 1999. Les auteurs du projet de loi allant devenir la loi du 10 novembre 2010 ont d’ailleurs précisé que cette disposition ne fait que décrire la possibilité de recours devant le président du tribunal administratif durant la période de standstill (cf. commentaire relatif à l’article 6 du projet de loi, doc. parl. numéro 6119, page 14). Ainsi, après l’expiration du délai de carence, le droit commun garde tout son office et un recours en référé reste recevable dans les conditions de l’article 11 de la loi du 21 juin 1999 aussi longtemps que le contrat n’aura pas été conclu. Admettre le contraire, c’est-à-dire admettre une lecture impliquant une restriction du droit d’agir devant le juge du référé une fois passé le délai de suspension, irait d’ailleurs directement à l’encontre de la volonté des auteurs des directives 89/665/CE,92/13/CE et 2007/66/CE de voir instaurer des voies de recours efficaces »[1].
Une fois le recours en sursis introduit, le pouvoir adjudicateur doit alors (pour les marchés européens) attendre la décision du juge des référés administratifs avant de pouvoir procéder (si le recours en sursis est rejeté) à la conclusion du contrat.
Toutefois, eu égard non seulement aux délais très courts pour introduire un recours en sursis mais aussi et surtout à l’évolution de la jurisprudence du juge des référés concernant la recevabilité d’une telle action, il devient quasiment impossible en pratique pour le soumissionnaire évincé d’obtenir la suspension des décisions d’adjudication et de rejet de son offre.
II. Les conditions du référé précontractuel
Conformément à l’article 11 de la loi du 21 juin 1999 portant règlement de procédure devant les juridictions administratives énonce : « Le sursis à exécution ne peut être décrété qu’à la double condition que, d’une part, l’exécution de la décision attaquée risque de causer au requérant un préjudice grave et définitif et que, d’autre part, les moyens invoqués à l’appui du recours dirigé contre la décision apparaissent comme sérieux. Le sursis est rejeté si l’affaire est en état d’être plaidée et décidée à brève échéance. ».
Les conditions du « risque de préjudice grave et définitif » et « des moyens sérieux » doivent être cumulativement remplies pour donner lieu à suspension de la décision d’adjudication.
Or, ces derniers mois, la jurisprudence du juge des référés s’est fortement durcie concernant l’appréciation du risque de préjudice grave et définitif invoqué par le soumissionnaire évincé.
En matière de marchés publics, la « jurisprudence traditionnelle » retenait que dès lors que la loi modifiée du 10 novembre 2010 instituant les recours en matière de marchés publics impose au pouvoir adjudicateur un délai de standstill entre l’information donnée aux soumissionnaires non retenus qu’il ne sera pas fait usage de leur offre et la conclusion du contrat avec le soumissionnaire qui se voit attribuer le marché, pour permettre à ceux-ci d’agir utilement, en urgence, par requête en sursis à exécution devant le Président du tribunal administratif afin de faire suspendre la décision d’adjudication et éviter la conclusion du contrat, le risque de préjudice grave et définitif dans le chef du ou des soumissionnaires évincés était en quelque sorte « présumé » ou « automatique » du seul fait de l’éviction du soumissionnaire concerné :
« l’exécution immédiate des décisions attaquées, respectivement de la décision déférée, prise en son double volet, et, plus particulièrement, de la décision d’adjudication moyennant la conclusion du contrat entre le pouvoir adjudicateur et la société adjudicatrice avant que le tribunal administratif se soit prononcé par rapport au recours au fond, implique le risque tant définitif que grave pour la requérante de perdre toute chance de se voir attribuer un marché d’une importance certaine et de référence pour lequel elle estime avoir présenté l’offre régulière la moins-disante »[2].
Il suffisait alors généralement, pour justifier du risque de préjudice grave et définitif dans le chef du soumissionnaire non-retenu, d’invoquer la perte d’un bénéfice important pouvant se déduire du montant de l’offre du soumissionnaire, et la perte d’un marché de référence, lui permettant par ailleurs d’occuper ses salariés pendant un certain laps de temps.
Mais, la jurisprudence plus récente a fixé de manière nettement (et excessivement ?) plus stricte, les conditions de recevabilité du recours en sursis à exécution du point du vue du risque de préjudice grave et définitif, tel qu’il ressort des ordonnances du 26 février 2021, n° 45601 du rôle, du 26 mai 2021, n° 45844 du rôle et du 11 juin 2021, n° 45913 du rôle.
III. Il appartient au requérant d’établir et de démontrer le risque de préjudice grave
Concernant tout d’abord la démonstration de la gravité du préjudice, la jurisprudence la plus récente considère que : « En ce qui concerne le caractère grave du préjudice, la perte d’une chance de se voir attribuer un marché public ne saurait être regardée comme constitutive, en soi, d’un préjudice grave, une telle perte étant inhérente à l’exclusion de la procédure d’appel d’offres en cause, procédure qui a pour objet de permettre à l’autorité concernée de choisir, parmi plusieurs offres concurrentes, celle qui lui paraît la plus appropriée, de sorte que l’entreprise qui participe à une telle procédure doit toujours tenir compte de l’éventualité de son attribution à un autre soumissionnaire.
Il s’ensuit que la perte d’une chance de se voir attribuer et d’exécuter un marché public est inhérente à l’exclusion de la procédure d’appel d’offres en cause et ne saurait être regardée comme constitutive, en soi, d’un préjudice grave, d’autant que même un soumissionnaire dont l’offre a été retenue doit s’attendre à ce que le pouvoir adjudicateur, procède, avant la signature du contrat, soit à la renonciation du marché, soit à l’annulation de la procédure de passation du marché, sans que ce soumissionnaire puisse, en principe, prétendre à une quelconque indemnisation. En effet, avant la signature du contrat avec le soumissionnaire sélectionné, le pouvoir adjudicateur n’est pas engagé et peut ainsi, dans le cadre de sa mission relevant de l’intérêt général, renoncer librement au marché ou annuler la procédure d’appel d’offres, sans être tenu d’indemniser ledit soumissionnaire.
Dans ces conditions, les conséquences financières négatives pour l’entreprise en question, qui découleraient du rejet de son offre, font, en principe, partie du risque commercial habituel, auquel chaque entreprise active sur le marché doit faire face indépendamment d’une appréciation concrète de la gravité de l’atteinte spécifique alléguée dans chaque cas d’espèce.
En conséquence, c’est à la condition que l’entreprise requérante ait démontré à suffisance de droit qu’elle aurait pu retirer des bénéfices suffisamment significatifs de l’attribution et de l’exécution du marché dans le cadre de la procédure d’appel d’offres que le fait, pour elle, d’avoir perdu une chance de se voir attribuer et d’exécuter ledit marché constituerait un préjudice grave. Par ailleurs, la gravité d’un préjudice d’ordre matériel doit être évaluée au regard, notamment, de la taille de l’entreprise requérante » (voir not. T.A., prés., 11 juin 2021, n° 45913 du rôle).
IV. Les développements du requérant attestant de son risque de préjudice grave et définitif, doivent être apportés dans la requête en sursis à exécution
Jugé à cet égard que « le juge du provisoire ne peut de surcroît avoir égard qu’aux arguments contenus dans la requête et doit écarter les éléments développés par le conseil de la partie requérante, pour la première fois, à l’audience » (T.A., 11 juin 2021, n° 45913 du rôle)
V. La gravité du préjudice financier devrait être telle qu’il implique un risque pour la survie de l’entreprise ou un risque de restructuration néfaste pour la vitalité économique de l’entreprise
En ce qui concerne les marchés publics, et particulièrement pour les marchés de travaux, le préjudice subi par un soumissionnaire non retenu, le cas échéant illégalement évincé, est généralement essentiellement d’ordre pécunier.
Sur ce point, la jurisprudence a également évolué également vers une sévérité à notre avis exagérée qui risque de fermer concrètement l’accès au référé administratif, dans la plupart des situations :
« (…) il convient de rappeler qu’un préjudice est grave au sens de l’article 11 de la loi du 21 juin 1999 lorsqu’il dépasse par sa nature ou son importance les gênes et les sacrifices courants qu’impose la vie en société et doit dès lors être considéré comme une violation intolérable de l’égalité des citoyens devant les charges publiques; en ce qui concerne plus particulièrement la matière des marchés publics, un préjudice peut être qualifié de grave notamment lorsqu’il est d’une envergure telle qu’il menace la survie même d’une entreprise, ou lui impose une restructuration néfaste ou encore lorsque les circonstances du refus d’attribution entraînent une perte de réputation réelle pour l’entrepreneur du fait de la publicité donnée à la mesure. Comme indiqué ci-avant, la preuve de la gravité du préjudice implique toutefois en principe que le requérant donne concrètement des indications concernant la nature et l’ampleur du préjudice prévu, et qui démontrent le caractère difficilement réparable du préjudice » (T.A., prés., 26 février 2021, n° 45601 du rôle).
Dans une ordonnance ultérieure, le Président du tribunal administratif a retenu que l’étude du risque de préjudice grave et définitif nécessite « une évaluation in concreto, reposant notamment sur la prise en compte de la taille de l’entreprise concernée et de l’importance du manque à gagner, exigeant une démarche probatoire concrète et chiffrée de la part du requérant, cette exigence étant la contre-partie du principe selon lequel le juge des référés ne saurait faire une application mécanique et rigide de la condition liée au caractère définitif du préjudice -ni, d’ailleurs, au caractère grave du préjudice invoqué -, mais doit tenir compte des circonstances qui caractérisent chaque affaire.
La preuve de la gravité du préjudice implique ainsi en principe que le requérant donne concrètement des indications concernant la nature et l’ampleur du préjudice prévu, et qui démontrent le caractère difficilement réparable du préjudice. ». (T.A., 11 juin 2021, n° 45913 du rôle).
Depuis l’évolution de la jurisprudence du juge de référés, le risque de préjudice grave et définitif a été reconnu – sauf erreur du soussigné – dans une seule affaire (T.A., 26 mai 2021, n° 45882 du rôle).
Dans cette affaire, la société requérante a pu produire un rapport financier de sa fiduciaire témoignant du risque de préjudice grave en cas de non-attribution du marché :
« En l’espèce, la requérante fait état de ce que le fait d’écarter les offres présentées par elle dans le cadre du marché public litigieux entraînerait des conséquences dramatiques au niveau de la rentabilité de son entreprise, risquant de mettre en péril la survie de celle-ci. Elle se réfère à cet égard au Rapport financier établi en date du 6 avril 2021 par un expert-comptable et gérant d’une fiduciaire établie au Luxembourg, qui déclare plus particulièrement être en charge de la comptabilité de la société A depuis l’année 2014, ayant pour objet une analyse financière sur l’impact financier de l’activité RGTR au sein de la société en question. Ainsi, il se dégage du rapport en question que le transport de personnes pour les lignes RGTR constituerait l’une des activités principales de la société A, à côté d’activités de tourisme, de transport de personnes pour les lignes de la Ville de Luxembourg, de transport scolaire ainsi que de transport de personnes à mobilité réduite.
(…)
Le Rapport financier indique encore que «dans le cadre de la procédure d’appel d’offres RGTR actuellement en cours, la sociétéA a déjà réalisé des investissements importants, notamment en commandant des bus supplémentaires et des bus électriques, ainsi que la construction d’une borne de recharge électrique», ces montants s’élevant à ...d’euros pour la borne de recharge électrique, à...d’euros pour l’acquisition de 5 bus électriques, à ...euros pour l’acquisition de 3 bus «...», à ...euros pour des «consultants de soumission» et à ...euros pour «installations/autres install. mobilier et mat. roulant (en 2020)», avec l’indication que «tous ces investissements ont été réalisés dans l’objectif de participer à l’appel d’offre RGTR».
Il y a encore lieu de relever que le Rapport financier indique «quant à la trésorerie, la société A ne pourra tenir longtemps ses engagements financiers sans l’activité RGTR», et ceci en raison des «remboursements des prêts bancaires, les contrats de leasings et des frais de personnel, ainsi que des frais d’assurance(...)», sans mentionner les autres coûts fixes. En considération des avoirs bancaires de la société A et des recettes mensuelles dont elle bénéficiait au 31 décembre 2020, l’expert est d’avis que sans les recettes mensuelles provenant du service RGTR, «la société sera théoriquement en faillite après 3 mois».
Ainsi, et en conclusion, l’expert ayant rédigé le Rapport financier «craint fortement que la société A ne puisse survivre financièrement et économiquement lorsque sa participation à la procédure d’appel d’offres RGTR ne sera pas retenue», et ceci en considération de ce que «l’activité RGTR a toujours été l’activité principale de la société et, si à partir du 1er janvier 2022 la société ne disposait plus d’aucune activité RGTR, alors une restructuration complète et radicale s’imposerait». Cette restructuration «aboutirait à la vente des immobilisations liées à l’activité RGTR et à la réduction massive des effectifs affectés directement et indirectement à l’activité RGTR». L’expert évalue cette réduction à «80 %de l’effectif global, voire plus si la pandémie perdurera». Il estime donc en conclusion que la requérante «est entièrement dépendante de son activité RGTR, d’autant plus que la société a fait des investissements considérables ces derniers mois pour être en mesure de participer à l’appel d’offres RGTR».
Le juge des référés de conclure, sur les bases ci-avant retracées :
« la requérante a fourni des données et des explications circonstanciées quant à la nature et à l’ampleur du préjudice invoqué par elle, tant au niveau de sa situation financière qu’au niveau de ses activités. Elle a ainsi précisé et étayé concrètement en quoi consiste pour elle le préjudice grave et définitif, de sorte que loin de se limiter à un exposé théorique et se cantonner à des considérations générales, elle a établi à suffisance de droit que le fait de l’écarter du marché public litigieux pour les lots pour lesquels elle a déposé des offres risquerait de mettre en cause la continuité de son activité, de sorte qu’il échet de retenir en l’espèce que la première condition ayant trait à l’existence d’un préjudice grave et définitif est remplie du fait du risque de la faillite de la requérante, rendant ainsi ce préjudice grave également irréparable. ».
VI. La gravité du préjudice liée à la perte d’un marché de référence ou consécutive à l’atteinte à la réputation et à l’honneur de la société du fait de la non-attribution du marché
Sur ce point, la jurisprudence récente retient :
« Dans la mesure où la société requérante entend encore invoquer une atteinte à sa réputation, la société A ayant fait valoir que la conclusion d’un marché public avec l’Etat constituerait un élément de publicité important, il suffit de relever que la participation à une soumission publique, comme retenu ci-dessus par nature hautement compétitive, implique des risques pour tous les participants et que le rejet de l’offre d’un soumissionnaire, en vertu des règles de passation de marchés publics, n’a, en elle-même, rien de préjudiciable.
Lorsqu’une société a vu ses offres illégalement rejetées dans le cadre d’une procédure d’appel d’offres, il existe d’autant moins de raisons de penser qu’elle risque de subir une atteinte grave et irréparable à sa réputation que, d’une part, ledit rejet de ses offres est sans lien avec ses compétences et, d’autre part, l’arrêt d’annulation qui s’ensuivra permettra en principe de rétablir une éventuelle atteinte à sa réputation.
Par ailleurs, des considérations relatives à la réputation du soumissionnaire retenu et à la possibilité pour lui d’utiliser l’attribution d’un marché public prestigieux comme référence dans le cadre d’un futur appel d’offres ou dans d’autres contextes concurrentiels ne concernent que des éléments accidentels et accessoires du contrat conclu à l’issue de la procédure d’appel d’offres. Or, si le fait pour un soumissionnaire écarté de subir un manque à gagner grave en n’obtenant pas la somme prévue contractuellement, élément essentiel et principal du marché public en cause, ne saurait justifier per se l’octroi d’une mesure provisoire, il doit en aller de même, à plus forte raison, en ce qui concerne la perte desdits éléments accidentels et accessoires.
Si, certes, pour une jeune entreprise comme l’est la société requérante, la possibilité d’obtenir une soumission étatique et, en conséquence, de s’implanter au Luxembourg et de développer ses activités grâce à un tel marché de référence, constitue un élément important, le préjudice résultant de la perte d’une telle adjudication et le préjudice en résultant, à celui qui serait constitué par l’affectation prospective de la position de la requérante sur le marché, ne peut toutefois, comme indiqué ci-avant, être considéré comme justifiant une mesure provisoire qu’à la condition que la partie qui sollicite la mesure provisoire démontre un risque de modification irrémédiable des parts de marché présentant également un caractère grave, ce qui en l’espèce n’est toutefois pas le cas, le soussigné relevant par ailleurs qu’en l’espèce le marché sous rubrique est limité à une durée de trois ans (plus une reconduction possible de deux ans), de sorte que la perte - future et éventuelle - d’un développement de son activité sur le marché luxembourgeois ne doit, en tout état de cause, être considéré que comme partie remise » (T.A., 11 juin 2021, n° 45913 du rôle).
VII. Quant au caractère définitif du préjudice
Concernant le caractère définitif du préjudice, la jurisprudence se montre plus souple et retient que « Dans le cadre bien précis et particulier des marchés publics, bien que la jurisprudence, de manière générale, ait admis comme principe qu’un préjudice financier est toujours réparable, celui-ci peut néanmoins être considéré comme définitif, sans qu’il ne soit exigé du requérant la preuve, en sus, de la survenance d’un préjudice définitif lié au rejet de son offre dans le cadre de la passation d’un marché public- l’exigence d’un préjudice définitif dans le cadre d’une demande de sursis à l’exécution d’une décision d’attribution d’un marché public ne pouvant être satisfaite que de manière excessivement difficile -, alors qu’une appréciation trop rigoureuse de cette condition risquerait de porter une atteinte excessive et injustifiée à la protection juridictionnelle dont il bénéficie en phase précontractuelle, cela conformément à l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne conjugué notamment à l’article 2.1 a) de la directive 2007/66/CE du 11 décembre 2007, le législateur communautaire ayant estimé nécessaire de requérir la mise en place de procédures permettant des recours rapides à un stade où les violations peuvent encore être efficacement corrigées: partant, il convient de limiter l’exigence de preuve à la gravité du préjudice qui serait causé par l’absence de suspension de la procédure » (T.A., prés, 26 mai 2021, n° 45844 du rôle).
Cette conclusion du juge des référés contraste selon nous quelque peu avec la rigueur – à notre avis excessive – dont il fait preuve dans l’appréciation de la gravité du préjudice qui, concrètement, risque là aussi de « porter une atteinte excessive et injustifiée à la protection juridictionnelle » dont bénéficie le soumissionnaire évincé, en phase précontractuelle…
VIII. Critiques de l’évolution jurisprudentielle
Si compréhensible que soit la volonté du juge des référés administratifs d’éviter la multiplication des procédures de référé introduites à l’encontre des décisions d’adjudication tout en appréciant durement les conditions d’accès de ce type de recours, « sous peine d’aboutir à la paralysie générale des marchés publics dont l’adjudication fait l’objet d’un recours contentieux », force est cependant de constater qu’en pratique, les soumissionnaires sont la plupart du temps réticents à introduire pareilles actions, ceci généralement afin d’éviter d’être mal considérées par les pouvoirs adjudicateurs dans le cadre de soumissions ultérieures.
Un recours en référé précontractuel est dès lors engagé par les opérateurs économiques avec une prudence certaine, lorsque des motifs sérieux tendent à penser que l’adjudication a été faite sur des bases irrégulières et le risque d’encombrement des juridictions administratives en matière de marchés publics n’existe, à notre avis pas.
Par ailleurs, les conditions de recevabilité fixées par les ordonnances récentes concernant le risque de préjudice grave et définitif comportent en quelque sorte un paradoxe. En effet, ces conditions supposent que la non-attribution du marché mette en péril l’existence même du soumissionnaire non retenu (risque de faillite, atteinte grave à sa stabilité financière impliquant la nécessité d’une restructuration ou d’une réorganisation de ses activités, …).
Dès lors, les conditions de recevabilité du recours en sursis à exécution ne seraient plus données pour les soumissionnaires solides financièrement, dont le carnet de commande est bien rempli et qui ne misent pas tout leur avenir sur l’obtention ou la non-obtention du marché public considéré. Ce qui constitue à nouveau un paradoxe alors que la loi sur les marchés publics impose la vérification de la solidité financière des soumissionnaires (conditions minimales de participation en fonction des chiffres d’affaires sur les trois dernières années, preuves de paiement des impôts et cotisations sociales, etc.).
La jurisprudence récente a des lors pour effet de permettre un recours effectif uniquement aux soumissionnaires dont la santé économique est déjà douteuse à la base. Tel n’était pas l’intention du Législateur communautaire.
Si les décisions récentes du juge des référés peuvent se comprendre, en ce sens que l’on ne peut reconnaître, par automatisme, que toute décision de rejet d’une offre et d’attribution corrélative d’un marché public à un concurrent, est de nature à induire systématiquement un risque de préjudice grave dans le chef de la partie demanderesse en référé, il ne faudrait pas non plus imposer à ladite partie demanderesse une rigueur excessive dans la charge de la preuve de son préjudice, respectivement dans l’appréciation de la gravité de son préjudice, sous peine de fermer effectivement l’accès au référé administratif dans la totalité, sinon dans la quasi-totalité des cas.
Il semble tout d’abord excessif de considérer que la gravité du préjudice serait uniquement celui qui affecterait directement et presque irrémédiablement la santé financière de la partie demanderesse.
Ceci sous-entendrait ni plus ni moins que la santé financière de la société demanderesse dépendrait quasi exclusivement de l’attribution ou de la non-attribution du marché public litigieux, circonstance qui serait, comme exposé ci-avant, contradictoire avec le fait que les opérateurs économiques doivent démontrer d’une certaine solidité financière pour pouvoir espérer se voir attribuer le marché (les soumissionnaires devant justifier de leur capacité économique et financière pour assurer une bonne exécution du marché).
En ce qui concerne la question de la charge de la preuve du préjudice, celle-ci doit être mise en perspective avec les délais extrêmement courts, dans lesquels les soumissionnaires évincés doivent introduire leurs recours.
Il convient de ne pas perdre de vue, par ailleurs, que la loi du 10 novembre 2010 relative aux recours en matière de marchés publics d’attribution de contrats de concession du Parlement et du Conseil est une transposition de la directive 2007/66/CE du 11 décembre 2007 modifiant les directives 89/665/CEE et 92/13/CEE du Conseil en ce qui concerne l’amélioration de l’efficacité des procédures de recours en matière de passation des marchés publics.
La directive 2007/66/CE trouve sa raison d’être dans le constat d’un « certain nombre de faiblesses dans les mécanismes de recours existant dans les États membres » (considérant n° 3).
Parmi ces faiblesses, la directive épingle « notamment l’absence, entre la décision d’attribution d’un marché et la conclusion dudit marché, d’un délai permettant un recours efficace. Cela conduit parfois les pouvoirs adjudicateurs et les entités adjudicatrices désireux de rendre irréversibles les conséquences de la décision d’attribution contestée à précipiter la signature du contrat. Afin de remédier à cette faiblesse, qui compromet gravement la protection juridictionnelle effective des soumissionnaires concernés, c’est-à-dire les soumissionnaires qui n’ont pas encore été définitivement exclus, il y a lieu de prévoir un délai de suspension minimal, pendant lequel la conclusion du contrat concerné est suspendue, que celle-ci intervienne ou non au moment de la signature du contrat. » (Considérant n° 4).
Il s’agit donc de permettre aux soumissionnaires évincés de disposer d’un recours effectif, avant la conclusion du contrat de marché public, et ce dans l’intérêt non seulement des soumissionnaires eux-mêmes, mais aussi et surtout dans l’intérêt du respect du droit communautaire : « En raison de ces faiblesses, les mécanismes visés par les directives 89/665/CEE et 92/13/CEE ne permettent pas toujours de veiller au respect des dispositions communautaires, en particulier à un stade où les violations peuvent encore être corrigées. » (Considérant 3).
Il est également retenu qu’« Une procédure de recours devrait être accessible au moins à toute personne ayant ou ayant eu un intérêt à obtenir un marché déterminé et ayant été ou risquant d’être lésée par une violation alléguée. » (Considérant n° 17).
Le considérant 28 de la directive retient que « Le renforcement de l’efficacité des recours nationaux devrait inciter les personnes concernées à faire un plus grand usage des possibilités de recours par voie de référé avant la conclusion du contrat. (…) » (Les requérantes soulignent).
Selon la directive précitée, la notion de personne concernée renvoie aux candidats ou soumissionnaires qui ne sont pas encore directement exclus (article 2bis).
Il semble donc que la directive européenne retient que le soumissionnaire qui introduit une action précontractuelle, doit pouvoir justifier seulement d’un intérêt à agir, en ce sens qu’il n’a pas encore été définitivement exclu, c’est-à-dire qu’il lui serait encore possible d’obtenir le marché.
En revanche, la condition du « risque de préjudice grave et définitif », telle qu’elle résulte de l’article 11 de la loi du 21 juin 1999, et surtout telle qu’interprétée dans les dernières décisions de référé, ne semble pas correspondre, ni à l’esprit ni au texte de la directive précitée.
Dès lors, à notre avis, le juge des référés administratifs luxembourgeois devrait s’interroger si les articles 6 de la loi du 10 novembre 2010 instituant les recours en matière de marchés publics, et 11 (2) de la loi modifiée du 21 juin 1999 portant règlement de procédure devant les juridictions administratives, en ce qu’ils ne permettraient aux soumissionnaires concernés au sens de l’article 2bis 2, de la directive 2007/66/CE, d’introduire valablement une action en référé précontractuel, que s’ils démontrent d’un risque de préjudice grave et définitif dans l’hypothèse où le marché public auquel ils ont participé ne leur serait pas attribué, sont conformes ou non aux articles 2, 3., et 2bis 2, qui semblent ne limiter l’accès aux procédures de recours prévues par la directive, qu’aux candidats ou soumissionnaires définitivement exclus.
Une telle question préjudicielle risque de s’imposer à l’avenir.
Me Sébastien COUVREUR
Avocat à la Cour