Droit immobilier

Projet de loi relatif au patrimoine culturel : quelles conséquences pour le marché privé de l’immobilier ?

Projet de loi relatif au patrimoine culturel : quelles conséquences pour le marché privé de l’immobilier ?


Un projet de loi n°7473, relatif au patrimoine culturel a été déposé en date du 30 aout 2019 auprès de la Chambre des Députés. Il tend à réformer et à renforcer les mécanismes de  protection des sites et monuments nationaux actuellement organisés par la loi du 18 juillet 1983,… Depuis cette loi qui sera bientôt trentenaire, le Luxembourg a quasiment doublé sa population et la pression sur le marché immobilier se fait de plus en plus forte.

 

Le projet de loi précité est sur bien des points, critiquable, puisque dans cette course à la protection du patrimoine culturel (les opérations de classement ont lieu depuis 1983 ; n’a-t-on pas depuis fait le tour des constructions réellement dignes de protection ?), le grand besoin de potentiel constructible du pays et la nécessité de créer des logements face à une demande grandissante a clairement été reléguée au second plan. Le même constat est à déplorer en ce qui concerne le marché privé de l’immobilier et les intérêts particuliers.

 

Le projet de loi sous analyse vise tant le patrimoine architectural et archéologique que le patrimoine mobilier et immatériel. Dans le cadre du présent article, nous n’aborderons toutefois que les deux premières thématiques.

 

La protection du patrimoine archéologique


Principe d’archéologie préventive (en amont de travaux de construction) (articles 5 à 10)


Le projet de loi vise à introduire le principe de l'archéologie préventive, suivant lequel les projets de construction situés dans une zone d'observation archéologique (ZOA) devront être préalablement soumis au ministre de la Culture pour une évaluation archéologique.

 

Ces ZOA devraient être établies sur base d’un inventaire (article 3) et après une procédure d’enquête publique. Ladite zone fera partie intégrante de tout plan ou projet ayant pour objet un aménagement du territoire, un aménagement communal ou un aménagement urbain (POS, PAG, PAP, etc).

 

Il s’agit d’une des principales nouveautés du projet de loi. La manière dont ces zones seront délimitées demeure cependant floue.

 

Par ailleurs, la Chambre des Métiers, dans son avis du 5 février 2020, a posé la question pertinente de la procédure applicable aux dossiers d’autorisation de construire en cours si la zone d’observation est entretemps modifiée, notamment lors d’une mise à jour.

 

Travaux échappant à une évaluation archéologique (article 4)

 

Les travaux suivants seraient dispensés de cette évaluation (article 4) :

 

- les projets de travaux exécutant un PAP « quartier existant » d’une superficie au sol inférieure à 100 m2 et une profondeur inférieure à 0,25 mètres ;

 

Par ailleurs, la ZOA comprendrait une sous-zone (zone territoriale pour laquelle il n’existe pas encore de données permettant d’exclure toute potentialité archéologique) dans laquelle seraient dispensés de l’évaluation :

 

– les projets de travaux exécutant un PAP « quartier existant » qui présentent une emprise au sol inférieure à 0,3 hectare et une profondeur inférieure à 0,25 mètres ;

– les projets de travaux exécutant un PAP « nouveau quartier » d’une surface inférieure à 1 hectare.

 

A cet égard, dans son avis du 10 février 2020, le Syvicol a indiqué que la ZAO s’étendrait en réalité sur presque l’intégralité du pays. Selon ses informations, seulement 2% de la superficie du Grand-Duché en seraient exclus. Le constat est alarmant et les conséquences seraient importantes si, dorénavant, sur quasiment l’ensemble du territoire, tous travaux dépassant une certaine envergue devraient être préalablement soumis au ministre de la Culture pour évaluation archéologique.

 

De plus, la différence entre la ZOA et la sous-zone n’est absolument pas claire dans le projet de loi.

 

Protection  (insuffisante) des propriétaires face à une fouille préventive (article 6)

 

Les dispositifs projetés impliquant une lourde charge administrative, plusieurs garde-fous sont prévus : il faut noter que la prescription de l’organisation d’une fouille préventive doit être motivée et délivrée dans un délai de 30 jours à compter de la réception du rapport d’évaluation des opérations de diagnostic archéologique, respectivement de la demande d’évaluation. De même, que le chantier d’archéologie préventive ne pourra dépasser six mois, voire un an dans le cadre d’un commun accord. A l’expiration des six ou douze mois précités, le terrain bénéficierait d’une levée de contrainte archéologique.

 

La suspension pendant les opérations archéologiques des délais contractuels auxquels les aménageurs (terme utilisé par les auteurs du projet) sont liés est également prévue mais qu’en est-il des acheteurs en état futur d’achèvement, des sous-traitants, etc. ? Le terme « aménageurs » utilisé dans le commentaire des articles par les auteurs du projet est imprécis et le projet de loi est incomplet sur ce point.

 

La protection des propriétaires est infime et risque d’étirer en longueur la réalisation de projets de construction.

 

Fouilles programmées et découvertes d’éléments archéologiques (articles 5 à 10 et 16 et 17)


A côté des fouilles préventives, il existera également des fouilles programmées (en dehors de toute construction) pour lesquelles il faudra une autorisation ministérielle (article 7).

 

De plus, lorsque des éléments archéologiques seraient découverts, l’auteur de la découverte et le propriétaire du terrain devront en informer le CNRA et ne « rien toucher » sans accord écrit préalable du ministre (articles 16 et 17).

 

Ces fouilles pourront être demandées, par exemple, dans le cas où un propriétaire souhaiterait mettre son terrain en vente et déjà préciser lors de la vente si oui ou non la contrainte archéologique a pu être levée. Le texte de loi ne propose cependant pas à ce stade de certificat attestant de la réalisation d’une fouille préventive sur un terrain donné.

 

Autorisation ministérielle (article 11 à 13)


Les opérations d’archéologie nécessiteront une autorisation ministérielle (article 11) et seront effectuées par le Centre national de recherche archéologique (CNRA), en collaboration avec un autre institut culturel, ou par un opérateur archéologique agréé (article 9).

 

Financement des opérations (article 14)


Les frais engendrés par les opérations d’archéologie préventive seraient à moitié à charge du maître d’ouvrage et à moitié à charge de l’Etat à l’exception des frais liés aux opérations de diagnostic archéologique qui seront à charge du maître d’ouvrage.

 

Cette disposition a provoqué une levée de boucliers de la part des acteurs de la construction, estimant que cette mesure risquait d’entraîner une hausse des prix de l’immobilier du fait des opérations d’archéologie préventive systématiques et des coûts afférents pour le maître d’ouvrage.

 

Quant aux frais engendrés par les opérations d’archéologie programmée, ils seraient à charge de l’Etat (article 14).

 

Propriété des éléments du patrimoine archéologique (article 15)


Les éléments du patrimoine archéologique découverts à la suite d’opérations d’archéologie ou de découvertes fortuites réalisées sur des terrains dont la propriété a été acquise après l’entrée en vigueur de la loi en projet seront présumés (présomption simple) appartenir à l’Etat moyennant le versement d’une indemnité au propriétaire.

 

En cas de découverte d’éléments sur des terrains dont la propriété a été acquise avant l’entrée en vigueur de la loi en projet, le Gouvernement en conseil pourra poursuivre l’expropriation en tout ou partie du terrain pour cause d’utilité publique (article 15).

 

Classement des éléments du patrimoine archéologique comme patrimoine culturel national (articles 18 à 21)

 

Les éléments immeubles relevant du patrimoine archéologique pourront être classés comme patrimoine culturel national par arrêté du ministre (article 18) sur demande du propriétaire de l’immeuble, de la commune, d’une ASBL ayant pour objet social la sauvegarde du patrimoine culturel ou de la commission.

 

A compter du jour où le ministre notifie son intention de protection aux propriétaires intéressés, tous les effets de la protection s’appliqueront. Les effets de la protection cesseront de s’appliquer si la mesure de la protection n’intervient pas dans les douze mois qui suivent cette notification. Passé ce délai, la procédure deviendrait caduque (article 19).

 

Le propriétaire du bien immeuble classé patrimoine culturel national pourra introduire un recours en annulation devant le tribunal administratif.

 

L’article 21 du projet de loi prévoit une procédure de déclassement d’un immeuble.

 

Patrimoine architectural


Introduction d’un inventaire du patrimoine architectural (article 24 et 27)

Commune par commune, cet inventaire déterminera les bâtiments qu’il y aurait lieu de protéger (le SSMN l’a déjà dressé pour plusieurs communes : Fischbach, Larochette, Helperknapp).

 

Le ministre pourra également proposer la création de secteurs protégés d’intérêt national (ce qui nous semble faire malheureusement double emploi avec les secteurs protégés d’intérêt communal et contribuer à une « lasagne » de règlementations qui se superposeront couches après couches).

 

Dans ce cas, il joindra à l’inventaire un dossier reprenant notamment les charges éventuelles imposées aux propriétaires et détenteurs d’immeubles situés dans le secteur (article 24). Les actes et promesses de vente ou de location ainsi que ceux ayant pour objet de transférer un droit réel immobilier sur un bien immeuble situé dans un secteur protégé d’intérêt national feront mention, sous peine de nullité relative, des servitudes en découlant (article 27).

 

Dans leur avis, les juridictions administratives ont relevé ceci : « si le projet de loi ambitionne de mettre en place davantage de lisibilité juridique, ledit texte instaurera, notamment, des secteurs protégés d’intérêt national, non intégrés dans les seuls instruments d’aménagement communal que sont les plans d’aménagement généraux, innovation a priori incohérente avec la volonté affichée de sécurité juridique accrue et, en tout état de cause contradictoire avec la recherche de simplification administrative »[1].

 

Procédure de classement (article 26)


Le texte prévoit que le patrimoine architectural serait protégé, commune par commune, sur base de l'inventaire, par voie de règlements grand-ducaux (et non plus par arrêtés du ministre et du Conseil de gouvernement) (article 26). Une procédure d'enquête publique est prévue dans le cadre de la procédure d'adoption de ces règlements grand-ducaux.

 

L’institution d’une procédure réglementaire en lieu et place d’une procédure actuellement de nature individuelle mérite les plus bruyantes et les plus acerbes critiques. En effet, par ce biais, le projet de loi entend priver les propriétaires des immeubles concernés de toutes les mesures de protections applicables pour les actes administratifs individuels (voir la loi du 1er décembre 1978 réglant la procédure administrative non contentieuse et son règlement grand-ducal d’exécution). Lesdits propriétaires se verraient privés de garanties élémentaires, telles l’information préalable, par courrier recommandé, de l’existence d’un projet de classement ; la possibilité pour ces derniers de faire valoir leurs observations avant la prise de décision ; l’exigence de motivation formelle de la décision de classement ; la notification individuelle de la décision de classement avec indication des voies de recours.  Le choix de procéder à des classements « à la pelle » par le biais d’actes réglementaire ne surprend cependant guère alors que les droits des administrés ne cessent, ces dernières années, de se réduire au profit de pouvoirs toujours plus libres et plus étendus de l’Etat et ses administrations.

 

Par ailleurs, le texte entend supprimer l'inventaire supplémentaire.

 

La mise en place de l’inventaire du patrimoine architectural risquant de prendre un temps considérable, un régime transitoire serait mis en place pendant 10 ans prévoyant un système de filet de sécurité suivant lequel les propriétaires d’immeubles protégés dans le cadre des PAG seront soumis à une obligation d'information du ministre de la Culture pour tous travaux de dégradation et de destruction partielle ou totale. Pendant cette période, une procédure de classement individuel  par arrêté ministériel est prévue.

 

Ce régime transitoire risque cependant de s’avérer excessivement long et placera les propriétaires dans une situation d’incertitude juridique par rapport à leurs immeubles.

 

Critères sur base desquels un immeuble serait classé comme patrimoine culturel national (article 23)


Le projet de loi retient les critères suivants :

Le bien immeuble doit être authentique pour avoir connu peu de modifications et avoir gardé des éléments de son époque.

 

Le bien immeuble doit être représentatif et significatif au vu d’au moins un des points suivants :

- représentant une certaine époque, un certain courant ;

- fonction et destination initiales reconnaissables ;

- composition et constitution spécifiques ;

- biens ayant été réalisés en nombre restreint ou devenus peu nombreux ;

- style artistique ou esprit de l’époque de la réalisation ;

- témoignant du développement technique de l’époque de réalisation ou représentant le développement d’un lieu ou d’une région ;

- rappelant une personnalité ou un évènement important pour l’histoire du pays ;

- témoignant de l’organisation et de l’exercice du pouvoir et des institutions politiques tant au niveau national qu’international ;

- rappelant des actions de défense, des faits de guerre ou représentant l’évolution des techniques militaires ;

- illustrant la vie, le travail ou la vie spirituelle et religieuse ainsi que les traditions et les coutumes de différentes époques ;

- œuvre architecturale, artistique ou technique ;

- typicité du lieu ou du paysage ;

- témoignant des caractéristiques spécifiques d’un lieu ou d’une région et significatifs du point de vue de la composition urbaine ou rurale ;

- biens ayant connu des transformations au cours du temps et qui témoignent de l’évolution du bâti en affichant des unités stratigraphiques, caractéristiques pour différentes époques.

 

On se rend aisément compte que la loi visera d’innombrables bâtiments sans parler du risque d’arbitraire que les critères ci-avant énoncés risquent d’engendrer.

 

Effets du classement d’un immeuble comme patrimoine culturel national (article 30)


L’immeuble classé ne pourra changer d’affectation, ni être réparé, restauré ou modifié sans une autorisation écrite du ministre.

Aucune construction nouvelle ne pourra être adossée à un bien immeuble classé sans une autorisation écrite du ministre.

Le ministre disposera de quatre mois pour faire part de sa décision. Passé ce délai, la demande sera censée être agréée.

Les actes et promesses de vente ou de location ainsi que ceux ayant pour objet de transférer un droit réel immobilier sur un bien immeuble classé devront faire mention de cette mesure de classement et des servitudes qui peuvent en découler.

 

Droit de préemption et d’expropriation de l’Etat (articles 31 et 32)


Par ailleurs, l’État disposerait d’un droit de préemption (tiens donc ?) sur un immeuble classé ou en voie de classement et sera prioritaire sur tout titulaire d’un droit de préemption conventionnel. Ce droit s’appliquerait à toute aliénation à titre onéreux de droits réels, en ce compris tout apport en société.

 

Ne tomberaient toutefois pas sous le champ d’application du droit de préemption notamment les aliénations entre conjoints (article 31).

 

Le Gouvernement en conseil pourrait également poursuivre au nom de l’Etat l’expropriation pour cause d’utilité publique d’un immeuble classé, en voie de classement ou pour les immeubles dont l’acquisition est nécessaire pour isoler, dégager ou assainir un immeuble classé ou en voie de classement (article 32).

 

Nous noterons que ces dernières années, l’Etat a considérablement augmenté les hypothèses dans lesquelles il dispose d’un droit de préemption ou d’expropriation. A cette allure, on est en droit de se demander ce qu’il restera du marché privé de l’immobilier.

 

Substitution au propriétaire défaillant (articles 38 à 41)


Lorsque la conservation d’un bien immeuble classé est compromise par l’inexécution de travaux de conservation, le ministre pourra mettre en demeure le propriétaire de faire procéder auxdits travaux.

 

A défaut d’un accord amiable avec le propriétaire pour visiter le bien ou assurer l’exécution des travaux de conservation, le ministre pourra faire occuper temporairement le bien. Lorsque l’immeuble est habité, l’occupation ne pourra pas excéder vingt-quatre mois.

 

Le propriétaire jouira d’un droit de recours en annulation contre la décision ministérielle d’occupation temporaire devant le tribunal administratif.

Au cas où l’Etat doit supporter le coût des travaux de conservation, le propriétaire devra rembourser l’Etat.

Cet article n’évoque pas les possibilités de relogement du propriétaire en cas d’occupation temporaire.

 

***

 

Conclusion


Pour conclure, le projet de loi sous examen, bien que très ambitieux, risque d’être une source supplémentaire de contraintes allant à l’encontre du principe de simplification administrative en introduisant des procédures d’autorisation supplémentaires.

 

De plus, il risque de faire grimper le prix de l’immobilier en engendrant des coûts supplémentaires pour tout projet de construction alors que ce secteur est déjà très sensible (les propriétaires vont devoir financer des opérations archéologiques longues et couteuses).

 

Par ailleurs, le marché privé de l’immobilier va clairement être restreint au vu du nombre d’immeubles qui va être classé comme patrimoine architectural.

 

Concernant les recours prévus à l’encontre des décisions qui découleront du présent projet de loi, les présidents du Tribunal administratif et de la Cour administratif considèrent que le fait que le projet de loi ne prévoit plus qu’un droit de recours en annulation constitue une régression de la protection juridique accordée aux propriétaires concernés et aux tiers intéressés, compte tenu de ce qu’un classement peut concerner des situations complexes demandant des solutions différenciées.

 

Finalement, l’on observe malheureusement que le projet de loi, s’il devait être adopté en sa forme actuellement commentée, procèdera à des régressions sensibles des droits des administrés.

 

Il faudra partant rester attentif à la suite du cheminement de ce projet de loi et notamment à l’avis du Conseil d’Etat qui risque d’être critique.

 

Me RAFFAELA FERRANDINO - avocat. 

Me Sébastien COUVREUR - avocat à la Cour.



[1] AVIS DU TRIBUNAL ADMINISTRATIF ET DE LA COUR ADMINISTRATIVE, DEPECHE DU PRESIDENT DU TRIBUNAL ADMINISTRATIF ET DU PRESIDENT DE LA COUR ADMINISTRATIVE AU MINISTRE DE LA JUSTICE (23.8.2019)

Retour sommaire