Droit immobilier

"Expropriation, ce mot qui fâche" - Article du Journal "Le Jeudi"




Thierry NELISSEN : "Le fait que vous ayez évoqué ce sujet sur votre site, c'est parce que c'est une spécialité à vous, c'est une matière que vous pensez amenée à se développer très fort (pour les infrastructures, le logement...) ?"


Sébastien COUVREUR : "Notre étude se concentre sur le droit immobilier et est structurée en plusieurs départements, de sorte à répondre à la complexité et à la diversité des dossiers qui se présentent à nous. Pour ma part, je gère le département en charge du droit administratif, du droit de l’environnement et de l’urbanisme. J’ai à connaître, dans ce contexte, de questions liées à l’expropriation, soit directement (dans le cadre des négociations d’acquisitions de terrains par les autorités publiques, ou dans le contexte de procédures d’expropriation), soit de manière incidente, lorsqu’une expropriation éventuelle, future, doit être envisagée ab initio dans le cadre du développement d’un projet immobilier. L’expropriation peut également apparaître sous des formes plus méconnues et plus insidieuses que celles que l’on évoque classiquement. Ainsi en est-il des emprises pour la réalisation ultérieure du tram que certaines communes réclament en contrepartie de la délivrance d’autorisations de bâtir, ou encore de la cession gratuite au domaine public prévue dans les plans d’aménagement particulier, qui peut apparaitre tantôt légitime, tantôt abusive.


En ce qui concerne question relative à l’évolution des dossiers ayant trait à l’expropriation, il est difficile de pouvoir affirmer péremptoirement que ceux-ci vont augmenter dans les prochaines années. Cela dit, compte tenu notamment des investissements publics récents, sur fonds des problématiques de mobilité et d’accès au logement principalement, des avant-projets de plans directeur sectoriels et de la nécessité de poursuivre la réalisation du tram, les acquisitions de terrains par les pouvoirs publics devraient être plus nombreuses à l’avenir. Il est probable qu’une partie de ces acquisitions se fasse à la suite de procédures d’expropriation, si aucun accord ne peut être trouvé avec les propriétaires concernés".

 

Thierry NELISSEN : "Quand on est frappé par une expropriation, le recours à un avocat est-il absolument nécessaire ? Ou est-ce une matière assez claire pour qu'un citoyen puisse s'y retrouver? Par ailleurs, les frais de l'avocat que le citoyen est amené à prendre sont-ils intégrés dans le dossier, et font-ils partie du montant de l'indemnisation que l'Etat sera amené à payer pour clôturer l'affaire?"

 

Sébastien COUVREUR : "Il convient tout d’abord de préciser que la plupart des acquisitions de terrains par les autorités publiques, en vue de mettre en œuvre des projets jugés d’utilité publique, se fait à la suite de négociations, en gré à gré, donc à la suite d’une vente ( ou d’un échange de terrains) en principe librement consentie par le propriétaire, sur base d’un prix fixé d’un commun accord entre les parties. L’on remarquera à ce propos que beaucoup de personnes procèdent alors d’un abus de langage en considérant « avoir été expropriés », alors qu’en réalité ces dernières ont consenti à une vente « sous la menace de se voir exproprier en cas de non-accord ».


Dans le cadre de ces discussions entre les pouvoirs expropriant et le propriétaire, il n’est pas légalement requis pour ce dernier de se faire accompagner par un avocat. Néanmoins, l’assistance d’un professionnel du droit peut s’avérer opportune, notamment pour permettre de cerner la valeur du terrain concerné, compte tenu de considérations légales d’ordre urbanistiques ou environnementales, respectivement pour s’informer des conséquences juridiques d’une vente en gré à gré d’une part, et de l’expropriation d’autre part (par exemple, dans cette dernière hypothèse, l’exproprié dispose d’un droit de rétrocession si les terrains expropriés par les autorités publiques ne reçoivent pas la destination ayant justifié l’expropriation, ce qui n’est pas le cas s’il s’agit d’une vente de terrain à l’Etat, sauf à le prévoir dans l’acte de vente.).


Dans l’hypothèse où une procédure d’expropriation judiciaire est entamée par les autorités publiques, le ministère d’un avocat à la Cour est obligatoire, dès lors que le procès se déroule par-devant le tribunal d’arrondissement.


Au niveau de l’indemnité à verser par les pouvoirs expropriant en contrepartie de l’expropriation, il est important de relever qu’il ne s’agit pas uniquement d’un montant correspondant à la valeur du bien exproprié. L’exproprié a droit à une indemnité qui correspond à tout son dommage, mais rien qu’à son dommage. En d’autres mots, ni plus, ni moins que l’indemnisation de tout le préjudice résultant dans le chef de l’exproprié, de la perte du bien concerné. Ainsi, outre la valeur du bien destiné à être exproprié, il faut prendre en considération, le cas échéant, la perte de revenus générés par celui-ci (en cas de location par exemple), les frais de remploi (frais liés à l’acquisition d’un bien similaire en remplacement de celui exproprié), les frais et dépens (les frais de procédure, y compris les frais d’expertise, sont à charge du pouvoir expropriant). Les frais et honoraires d’avocats, pour autant qu’ils soient en lien causal direct avec la procédure d’expropriation, me semblent devoir également être pris en charge par le pouvoir expropriant".

 

Thierry NELISSEN : "En gros, quels sont les instruments qui manquent actuellement dans l’arsenal juridique pour que des expropriations liées à la nécessité de construire puissent être reconnues d’utilité publique ?"


Sébastien COUVREUR : "Les outils nécessaires à l’expropriation pour cause d’utilité publique font déjà partie de l’arsenal juridique luxembourgeois : article 16 de la Constitution (notons que la proposition de refonte de la Constitution ne prévoit pas de changement au niveau de cette disposition) articles 537, 544 et 545, notamment, du code civil, articles 92, 94 et suivants de la loi modifiée du 19 juillet 2004 concernant l’aménagement communal et le développement urbain, loi modifiée du 15 mars 1979 sur l'expropriation pour cause d'utilité publique, il est difficile d’en dresser une liste exhaustive… La récente loi du 17 avril 2018 concernant l’aménagement du territoire énonce quant à elle en son article 24 que « l’État et les  communes  territorialement  compétentes  sont  autorisés  à  poursuivre  l’acquisition  et l’expropriation pour cause d’utilité publique des immeubles nécessaires à la réalisation des objectifs des plans directeurs sectoriels et des plans d’occupation du sol rendus obligatoires par règlement grand-ducal. ». Aussi, sur base de la loi précitée, la réalisation des zones prioritaires d’habitations (suivant le projet de plan directeur sectoriel logement) pourrait se faire à la suite de l’expropriation des terrains concernés. Il en est de même des infrastructures de transports prévues par l’avant projet de plan directeur sectoriel transports.


L’arsenal juridique existe donc, cependant, les autorités publiques hésitent à faire utilisation de procédures d’expropriation en vue de l’acquisition de terrains aux fins de la réalisation de logements, alors que d’autres outils, moins incisifs au niveau du droit de propriété et donc ayant une réputation moins impopulaire, peuvent être utilisés. Ces outils peuvent par ailleurs s’avérer parfois plus rapides et moins onéreux".

 

Thierry NELISSEN : "Dans quel sens faudra-t-il légiférer ? La constitution doit-elle être changée ? La notion elle-même d’expropriation n’est-elle pas trop extrême pour être appliquée à un tel secteur ? Existe-t-il d’autres instruments juridiques qui permettraient d’aboutir aux mêmes fins, sans que soit énoncé ce mot « expropriation », qui est fort connoté d’idéologie ?"

 

Sébastien COUVREUR : "Comme je l’ai précisé ci-avant, l’arsenal juridique me semble suffisamment étoffé actuellement que pour permettre à l’Etat de mettre en œuvre des projets jugés d’utilité publique. Il ne faut pas omettre que le Luxembourg est tenu au respect des normes juridiques supérieures, parmi lesquelles l’article 1er du premier protocole additionnel à Convention européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés Fondamentales qui dispose : « Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité  publique  et  dans  les  conditions  prévues  par  la  loi  et  les  principes  généraux du droit international. Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les  lois  qu'ils  jugent  nécessaires  pour  réglementer  l'usage  des  biens  conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes ».

 

Le Luxembourg ne peut partant, par exemple, prévoir que l’Etat pourrait exproprier en se passant du versement d’une juste indemnité, ou en l’absence de cause d’utilité publique. Le cas échéant, la procédure d’expropriation pourrait être modifiée, mais en somme, actuellement, il n’existe plus beaucoup d’obstacles ou de difficultés juridiques se dressant face à la volonté du pouvoir expropriant. Il est à épingler dans ce contexte que la procédure prévue par la loi modifiée du 15 mars 1979 a été prévue pour garantir une certaine célérité et une certaine sécurité pour le pouvoir expropriant, étant entendu notamment qu’« [a]ucune nullité pour vice de forme  ne  peut être  opposée  que s ́il est justifié que l ́inobservation de la formalité même substantielle a eu pour effet de porter atteinte  aux intérêts de la partie qui  l ́invoque ».


Le vrai débat porte finalement sur la notion d’utilité publique et ce qu’elle recouvre. Suivant la Cour européenne des Droits de l’Homme, les Etats doivent disposer d’une certaine marge d’appréciation pour définir et organiser leurs politiques. La Cour a estimé qu’une expropriation pour cause d’utilité publique pourrait a priori se concevoir alors même que le bien exproprié serait ensuite transféré à un ou plusieurs particuliers, et ne soit partant pas mis à l’usage du public de manière générale. En ce sens, l’expropriation d’un terrain en vue d’y réaliser des logements à coûts modérés, destinés à des personnes répondant aux conditions d’octroi d’aides au logement, pourrait se concevoir, ceci compte tenu du régime juridique actuel. Ce type de réflexion a déjà été mené au Luxembourg, avec des fortunes diverses (voir par exemple les avis du Conseil d’Etat dans le cadre de la loi du 10 décembre 1998 portant création de l'établissement public dénommé Fonds d'assainissement de la Cité Syrdall).


Au titre des outils pouvant conduire aux mêmes fins, il faut évoquer le droit de préemption qui permet à l’Etat, au Fonds du Logement, aux communes, de se substituer à un acquéreur initial, en vue d’acquérir un terrain aux mêmes prix et conditions qu’initialement prévu. Cet outil est de plus en plus souvent inscrit dans les textes de loi, de sorte qu’une très grande partie des terrains situés sur le territoire luxembourgeois sont grevés d’un droit de préemption. Cet outil a cependant pour désavantage d’insécuriser tous le secteur immobilier et de freiner les transactions, ce qui in fine se fait au détriment de l’activité de construction. Pour rester sur le thème des instruments juridiques de nature à stimuler la réalisation de logements, il faut évoquer les incitants (avantages fiscaux, simplifications administratives, …) et les sanctions (taxes pour logements vides, terrains à bâtir vierges de construction : voir notamment les articles 15 et suivants de la loi dite « Pacte Logement », …).  Il ne faut pas oublier que le frein majeur au niveau de la production de logements reste la difficulté, pour les acteurs du secteur, de se voir octroyer les autorisations requises, ceci en raison d’une complexité administrative grandissante, voire, dans certains cas, de la mauvaise volonté de certaines administrations, lesquelles refusent parfois d’autoriser des projets néanmoins parfaitement conformes à la règlementation d’urbanisme…".

 

Thierry NELISSEN : "L’expropriation est-elle plus coûteuse pour l’Etat qu’une transaction à l’amiable ? Fait-elle perdre beaucoup de temps (voir le bypass d’Hellange) ? Ou au contraire, n’est-elle envisageable que quand les prétentions du vendeur sont beaucoup trop élevées ?"

 

Sébastien COUVREUR : "Il est délicat sur ce point de formuler des généralités. Le problème est souvent que, dans le contexte d’une acquisition à l’amiable, le pouvoir préemptant est en quelque sorte lié par les prix antérieurement proposés pour des terrains similaires. Ainsi, si certains propriétaires sont prêts à vendre à bas prix, ce bas prix deviendra la référence dans le cadre des négociations. Dans ce contexte, il se peut que le pouvoir expropriant sous-estime le terrain et l’indemnité sensée couvrir l’intégralité du préjudice subit par le propriétaire concerné. En revanche, le pouvoir expropriant peut proposer, dans le cadre d’une négociation, un échange entre des terrains a priori de mêmes valeurs, ce qui n’est pas possible en cas d’expropriation, où l’acquisition se fait toujours en contrepartie d’une indemnité en argent.


Il est par ailleurs un fait qu’une procédure d’expropriation fait perdre du temps au pouvoir expropriant, entre plusieurs mois et plusieurs années, suivant les dossiers. Cette procédure n’est donc entamée que si le pouvoir expropriant estime que le prix réclamé par le propriétaire concernée est déraisonnable – ce qui n’est bien évidemment pas toujours le cas. In fine, il appartiendra aux juges, après rapport de l’expert désigné par le tribunal, de fixer la juste indemnité".

 

Thierry NELISSEN : "Je lis également qu’un privé peut demander une expropriation. Connaissez-vous des cas concrets ?"

 

Sébastien COUVREUR : "C’est en effet ce que prévoit l’article 2 de la loi du 15 mars 1979 sur l'expropriation pour cause d'utilité publique. Un particulier peut aussi solliciter une expropriation pour cause d’utilité publique en vue de procéder à une rectification des limites de fonds ou à un remembrement urbain afin de pouvoir mettre en œuvre un plan d’aménagement général ou particulier (articles 63 et suivants de la loi modifiée du 19 juillet 2004). Ainsi, il serait concevable de solliciter l’expropriation, par exemple, des terrains qu’un promoteur aurait conservé en vue de refuser d’accorder l’accès à des tiers aux infrastructures publiques et voiries d’une partie d’un lotissement réalisé par lui.".



Des extraits de cette interview sont repris dans l'article de Monsieur Thierry NELISSEN intitulé "Expropriation, ce mot qui fâche - Les négociateurs de la coalition devront s'en accommoder" publié dans "Le Jeudi" du 1.11. au 7.11.2018.

 

 

 

Retour sommaire