Droit immobilier

Définition de la propriété - Une approche personnelle

Me Georges Krieger

 

DÉFINITION DE LA PROPRIÉTÉ - Une approche personnelle

(extrait du livre "Le droit de propriété face à l'urbanisme")

 

La propriété, sa notion, sa définition est en crise. Ce n’est pas la première fois, elle l’a déjà vécu au lendemain de la révolution française, lorsque les juristes étaient appelés à redéfinir le droit de propriété, à mettre un terme au droit de propriété démembré et morcelé que connut l’ancien régime. Aujourd’hui, et nous allons le constater dans la deuxième partie de cet ouvrage, les Etats cherchent à circonscrire, à limiter, à redéfinir la notion de propriété afin de permettre la réalisation de l’une ou l’autre politique sociale ou d’aménagement du territoire.

La propriété gêne.


Or, le droit de propriété n’est pas seulement un outil juridique de fonctionnement d’une société, il est également le reflet de cette société, l’importance qu’elle donne à l’individu, à ses droits, face à la collectivité et ses opérateurs.


A l’origine, le droit de propriété n’était nullement conçu comme un droit abstrait. Dans toute société naturelle – je ne veux pas utiliser le terme de primitive, je vise la société naissante, celle qui n’est pas encore structurée en une forme de cité, de pays, etc. – le droit de propriété était une « possession » reconnue: il s’agissait du pouvoir d’un homme libre de mettre la main sur une chose, de la détenir et de la défendre le cas échéant avec ses armes contre tout tiers. Cet état de choses était accepté
par les autres membres du groupe, il était reconnu et respecté et en ce sens cette possession « de fait » reconnue constituait une situation de droit. Les premières choses – je ne peux pas encore utiliser le terme de biens – qui trouvaient ainsi un maître étaient sans aucun doute les armes, les habits, les bijoux personnels.

Dans certaines sociétés archaïques, toute chose appartenait au chef de la tribu, dans d’autres elles appartenaient à toute la maisonnée, à la tribu entière. Mais ceci n’était qu’une forme d’appropriation (elle est collective et non pas individuelle), elle ne changeait rien au sentiment de légitimité de défendre cet état de choses par des armes.


La société romaine était de loin plus développée que la société grecque. Certes, la civilisation hellénique avait développé la première démocratie, mais elle n’était rien d’autre qu’un mode de gestion de la cité par les hommes libres (il n’y en avait pas beaucoup) et elle était tellement fragile que sa durée était limitée à quelques années. La vie civile romaine était très organisée, le droit de propriété était pour l’époque exemplaire, à un tel point exemplaire qu’il a survécu jusqu’à aujourd’hui et qu’on le retrouve régulièrement dans notre Code civil.


En cherchant à redéfinir la notion de propriété, les auteurs du Code civil se sont étroitement inspirés des sources, du droit romain: le droit de propriété est aussi large que possible, il implique l’usus, le fructus et l’abusus. Etant propriétaire d’une chose, je peux en user librement (je peux notamment en disposer, la vendre, la donner, la morceler, l’altérer, etc.); et je peux en tirer les fruits (notamment les fruits civils, tels les intérêts, les loyers et fermages, etc.); je peux même en abuser, la détruire. C’est une définition qualitative et les auteurs du XIXème siècle cherchaient à affiner la définition de la propriété autour de ces attributs.


Mais y a-t’il encore place à une telle définition justinienne à une époque qui réinvente la notion d’abus de droit, d’abus de position dominante, d’abus de majorité,…, à une époque où les pouvoirs publics ne cessent d’inventer de nouvelles servitudes urbanistiques, environnementales, etc. ?


Penchons-nous sur certains droits de propriété. L’indivision forcée. Le régime de la copropriété des immeubles bâtis prévoit que les parties communes d’un immeuble en copropriété appartiennent en indivision forcée à tous les copropriétaires: le copropriétaire se retrouve en indivision avec d’autres copropriétaires pour une partie d’immeuble, mais cette indivision est spécifique: je ne peux sortir de cette indivision, je ne peux nullement en disposer (sauf par biais d’un vote en assemblée générale) et le fructus peut certes exister en commun, mais il pourra être installé ou retiré à la majorité des 75% des parts (p.ex. la location d’un élément des parties communes à un occupant de l’immeuble moyennant paiement d’un loyer). Que reste-il des éléments qualitatifs du droit de propriété? Ce droit a néanmoins un trait spécifique: il reste opposable à tout tiers. Il reste notamment opposable à tout autre copropriétaire en ce qu’il ne pourra jouir exclusivement de parties communes (sauf convention contraire). Il exclut, il est exclusif.


Le droit de propriété intellectuelle ne trouve pas non plus sa place dans la définition classique du droit de propriété. Ce droit a ceci de spécifique qu’il n’est pas recherché par son titulaire un usage mais un refus d’usage erga omnes. Le but recherché est l’exclusion, la défense de faire un usage. Certes, ce droit est cessible, mais ce que son détenteur cède n’est point le droit d’usage mais le droit d’exclure.

Revenons au protocole 1er en annexe à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales. Son alinéa premier stipule: « Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international ». La convention ne définit pas le droit de propriété, la CEDH non plus. Il serait en effet difficile de définir un droit de manière uniforme pour tous les pays signataires. Même si elle sanctionne l’une ou l’autre politique d’un pays signataire en révoquant l’atteinte substantielle à un attribut essentiel du droit de propriété, elle n’entend pas définir limitativement tous ces attributs, définir qualitativement le droit. Par contre, en invoquant son rôle à promouvoir et développer les droits de l’Homme, la CEDH a depuis longtemps interprété extensivement la notion de biens, sans hésiter à y intégrer des droits personnels, telles les créances. Aussi bien la Convention européenne que la jurisprudence de la CEDH considèrent le droit de propriété sous l’angle de sa protection contre les tiers et notamment les pouvoirs publics. Est visé non pas le contenu du droit de propriété, mais la défense des tiers d’y porter atteinte; au fond l’exclusion des autres de toucher à ce droit. Nous retrouvons dans cette jurisprudence, tout comme dans les jurisprudences des cours supérieurs de nos voisins et du Luxembourg une recherche à éviter la définition qualitative de ce droit (qui est sans grand intérêt pratique) mais de le définir par sa frontière, sa limite protectrice de l’ingérence des autres dans ce droit.


Nous proposons de définir le droit de propriété comme suit :


La propriété est une domination exclusive d’une ou de plusieurs personnes physiques ou morales sur une chose ou fraction d’une chose, reconnue comme légitime et dont la protection et l’étendue sont organisées par la société.


Cette définition nécessite les explications suivantes :


a) La propriété n’est pas définie qualitativement, par son contenu.
Une telle définition serait nécessairement exemplative. Le monde économique d’aujourd’hui trouve régulièrement de nouvelles formes de jouissance d’un bien et le démembrement du droit de propriété est devenu un outil d’élaboration de toute forme de gestion inventée par les juristes de banque. Nous préférons que l’étendue soit définie par la société, que ce soit par voie légale ou par voie réglementaire.


b) La propriété est définie essentiellement par son caractère exclusif, qu’il soit exclusif sur une fraction d’un bien ou sur le bien tout entier, qu’il soit individuel ou collectif. L’exclusivité est une exclusivité erga omnes, le caractère réel reste maintenu. Ce caractère exclusif correspond le mieux à la protection que veut assurer la CEDH. La Cour cherche à protéger le droit de propriété et ses attributs essentiels, elle ne cherche pas à le définir qualitativement, d’en donner un contenu. Le texte du 1er protocole en annexe prévoit exclusivement la possibilité des Etats signataires de restreindre l’exercice de ce droit, donc en quelque sorte de délimiter son contenu. Ce qui reste absolu, est la délimitation de ce droit face aux autres, l’exclusion des tiers.

 

c) La chose peut être toute chose, matérielle ou immatérielle, la chose entière ou seulement une fraction matérielle ou immatérielle de la chose. Il est ainsi pris en considération le démembrement du droit de propriété (vu sous son aspect classique), démembrement qui est nécessairement un fractionnement immatériel ainsi que tout fractionnement matériel, telle que la part indivise. Nous évitons la notion de biens, notion qualificative d’une chose qui n’a pas beaucoup d’intérêt dans cette définition. Si une chose (tel l’air que nous respirons) n’est pas reconnue comme bien, c’est justement parce qu’une mainmise exclusive n’est pas possible, reconnue ou protégée. Par contre, la chose peut également être une créance, un droit personnel, à l’instar de la position de la CEDH.


d) Toute notion de possession est bannie. Des juristes pourraient invoquer l’article 2279 du Code civil : En fait de meubles, possession vaut titre.
Mais ceci est un faux problème. La possession d’un bien meuble ne définit pas le droit de propriété, il est la justification du droit de propriété, tout comme une facture ou un acte notarié. Le démembrement du droit de propriété, tout comme les innombrables droits intellectuels ne permettent pas une approche de possession matérielle pour définir la propriété. Nous avons préféré le terme de domination à celui de mainmise qui est plutôt une action de s’assurer une domination afin de souligner une situation stable (suivant Le Larousse, la mainmise est l’action de s’assurer une domination exclusive et souvent abusive sur quelque chose).


e) Il n’y a plus de place pour une notion de démembrement du droit de propriété (droit de propriété dans sa conception classique) puisque chaque fraction du droit de propriété est considérée comme étant une chose. Par ailleurs, le démembrement du droit de propriété implique nécessairement que le droit de propriété soit défini quant à son contenu, contenu qui est fractionné pour se retrouver par parts dans le patrimoine de différentes personnes.


f) Cette domination exclusive n’est pas protégée par la société, la protection n’apparait pas dès qu’il y a une atteinte à ce droit par un tiers et notamment par les pouvoirs publics. Mais la société organise cette protection, aussi bien par un cadre légal que par une organisation judiciaire qui permet au titulaire du droit de faire valoir son droit.

 

En fin de compte, cette définition correspond au profond sentiment de tout propriétaire d’un bien, et notamment d’un bien immobilier. Il sait qu’il ne peut faire de son bien ce qu’il veut, qu’il ne peut faire n’importe quelle modification à sa structure ou à son usage. Il ne connait pas tous les droits qu’il peut faire valoir sur ce bien, mais il est certain que les droits qui lui restent reconnus, il peut les défendre contre les tiers, et notamment contre les pouvoirs publics, il sait qu’il peut en exclure les autres.

Par Maître Georges KRIEGER,

Avocat à la Cour

Retour sommaire