Droit immobilier

La proportionnalité, ou la notion de « bon sens » élevée au rang de principe constitutionnel : implications dans le domaine de l’immobilier

La proportionnalité, ou la notion de « bon sens » élevée au rang de principe constitutionnel : implications dans le domaine de l’immobilier

 

Article extrait de la Revue Luxembourgeoise de droit immobilier RLDI n° 14/15 de juin 2023.

 

Le principe de proportionnalité est un principe général de droit, à valeur constitutionnelle, qui implique le respect d’un juste équilibre, d’une « mise en balance »[1] entre les objectifs d’un acte (qui peut être législatif, réglementaire, administratif, etc.), et les moyens déployés en vue de les réaliser. Il s’agit en quelque sorte de la traduction en termes juridiques de maximes populaires héritées du « bon sens »[2]. Le principe joue tantôt comme élément pondérateur de la marge d’appréciation dont dispose une autorité administrative lorsqu’elle applique un texte législatif ou réglementaire[3] (ce qui exclut une application dudit principe lorsque l’autorité dispose d’une compétence liée[4], comme par exemple – sauf exceptions – en matière d’autorisation de bâtir[5]), tantôt comme élément d’appréciation de la gravité de l’atteinte à un droit fondamental (par exemple, le droit de propriété, le principe de liberté de commerce et d’industrie ou encore le principe d’égalité de traitement), ou tantôt encore, de manière « autonome », c’est-à-dire sans nécessiter une analyse de la proportionnalité à la lumière d’un droit fondamental, le principe agissant alors tel un « phare » guidant les magistrats dans leurs interprétations des textes et le cas échéant, dans leurs mises à l’écart de certaines dispositions légales ou réglementaires compte tenu de leur contrariété audit principe constitutionnel[6].

 

Appliqué à un acte administratif individuel ou réglementaire, le principe de proportionnalité « requiert qu’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les motifs de fait fondant un acte administratif et son objet »[7]. C’est la raison pour laquelle nombre d’auteurs analysent le principe de proportionnalité, encore dit « principe du raisonnable », de concert avec les questions entourant la motivation des décisions administratives[8]. Somme toute, le principe de proportionnalité a des vertus préventives en ce qu’il agit comme un appel à la pondération et à la retenue à l’égard du pouvoir législatif[9], réglementaire ou administratif, et des vertus curatives en ce qu’il intervient comme palliatif vis-à-vis d’actes passés jugés manifestement excessifs vis-à-vis de leurs desseins. En définitive, le champ d’application du principe est donc particulièrement vaste et concerne de manière transversale tous les domaines du droit : droit pénal[10], droit public, droit civil[11]

 

Au Luxembourg, l’essor du principe de proportionnalité est relativement récent[12] et il connait un développement assez fulgurant[13], bien qu’il soit régulièrement invoqué depuis des années déjà. En 2021, à la suite de deux arrêts de la Cour constitutionnelle[14], la valeur fondamentale du principe fut affirmée sans ambages. La Cour administrative n’a pas manqué de lui emboiter directement le pas[15]. Etant donné la valeur constitutionnelle du principe, son domaine d’application potentiellement « sans limites » (celui-ci étant par ailleurs également consacré en droit européen) et l’attrait qu’il présente dès lors pour les avocats et les juges, il est prévisible qu’il connaîtra à l’avenir des développements volumineux, dans toutes les branches du droit.

 

Si les études générales ou particulières sur le principe de proportionnalité foisonnent, nous avons décidé de nous focaliser modestement, dans le contexte de la présente étude, sur son application concrète en droit immobilier luxembourgeois, et plus particulièrement en droit immobilier public. Il sera bien entendu impossible d’être exhaustif. Nous aurons cependant l’occasion, par le biais d’une étude de cas – ou plus sobrement dit, d’un petit tour d’horizon – de souligner le caractère éminemment actuel du principe, qui trouve un écho de plus en plus important, auprès des juridictions administratives et des plaideurs.

 

Le droit de propriété et ses limites, proportionnées ou non

 

En vertu de l’article 16 de la Constitution, « Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et moyennant juste indemnité, dans les cas et de la manière établis par la loi. »[16]. Selon l’article 37 de la version de la loi fondamentale qui entrera en vigueur au 1er juillet 2023 : « Toute limitation de l’exercice des libertés publiques doit être prévue par la loi et respecter leur contenu essentiel. Dans le respect du principe de proportionnalité, des limitations ne peuvent être apportées que si elles sont nécessaires dans une société démocratique et répondent effectivement à des objectifs d’intérêt général ou au besoin de protection des droits et libertés d’autrui. ». Sur fond notamment de débats persistants sur la thématique de la « pénurie de logement », les restrictions voire les atteintes au droit de propriété pour des motifs d’utilité publique ou d’intérêt général sont de plus en plus fréquentes : règlementations d’urbanisme, protections du patrimoine bâti, sauvegarde de l’environnement, fiscalité immobilière[17], expropriations et droit de préemption, etc. Dans ces circonstances, le principe de proportionnalité vient adéquatement compléter la « boite à outil du juge administratif »[18], en lui permettant d’exclure des situations de déséquilibre manifeste entre les moyens déployés d’une part et les intérêts en présence d’autre part, en l’occurrence le droit de propriété individuel et des justifications considérées d’intérêt général par la ou les autorités compétentes.

 

C’est ainsi que les juridictions administratives ont rapidement postulé que « la réglementation de l'usage des biens par les pouvoirs publics, opérée conformément à l'intérêt général, ne correspond pas à un pouvoir absolu, en ce sens qu'il ne saurait s'effectuer de manière à aboutir à enlever au droit de propriété d'un intéressé ses attributs essentiels, sans être assimilé à une expropriation comportant une juste indemnité, ni ne saurait revenir à imposer à une personne privée des charges d'ordre public disproportionnées, sans que le principe d'une compensation indemnitaire ne soit également acquis »[19].

 

La pondération des intérêts en présence dans le cadre des procédures d’expropriation pour cause d’utilité publique

 

Tout en haut de l’échelle des privations du droit de propriété, se situent bien entendu les hypothèses d’expropriations pures et simples, fondées notamment sur les dispositions de la loi modifiée du 15 mars 1979 sur l’expropriation pour cause d’utilité publique. Les arrêtés grand-ducaux déclarant l’utilité publique des travaux requérant l’expropriation et approuvant le plan parcellaire, sont susceptibles d’un recours en annulation devant les juridictions administratives. Dans ce cadre, les juges ont été amenés à vérifier l’existence de motifs d’utilité publique justifiant l’expropriation mais aussi la proportionnalité de l’atteinte qui en résulte pour les propriétaires concernés : « Pour être compatible avec l’article 1er du premier protocole additionnel de la CEDH une mesure d’expropriation doit remplir trois conditions : elle doit être effectuée « dans les conditions prévues par la loi », « pour cause d’utilité publique » et « dans le respect d’un juste équilibre entre les droits du propriétaire et les intérêts de la communauté ». La troisième condition, relative à la proportionnalité de la limitation apportée au droit de propriété, s’apprécie en fonction de trois conditions, à savoir, premièrement, l’aptitude de l’ingérence litigieuse à atteindre l’objectif poursuivi, deuxièmement, la nécessité de l’ingérence et, enfin, troisièmement, la proportionnalité au sens strict, c’est-à-dire, la proportionnalité entre la somme des préjudices occasionnés par l’ingérence et le bénéfice généré pour l’intérêt général » [20]. La question de la nécessité de l’ingérence d’où découle l’analyse de proportionnalité, invite ainsi le juge administratif à s’interroger si d’autres solutions moins attentatoires au droit de propriété n’auraient pas été envisageables pour atteindre le même objectif. Jugé par exemple à cet égard qu’« une expropriation constitue une grave atteinte au droit de la propriété qui ne peut être permise qu'en cas de nécessité absolue. Le juge administratif est appelé à apprécier s'il existe d'autres solutions que l'expropriation pour satisfaire le besoin d'intérêt public considéré, cette appréciation rentrant dans le cadre du contentieux de l'excès de pouvoir pour défaut d'utilité publique. Il peut vérifier, en particulier, si le but recherché ne peut pas être atteint moyennant une servitude de passage conventionnelle offerte par le propriétaire à exproprier. »[21].

 

La marge de manœuvre des autorités compétentes en matière d’aménagement communal et d’aménagement du territoire

 

La règlementation d’urbanisme est l’un des terrains de jeu privilégié pour le principe de proportionnalité. En effet, l’organisation des cités et les choix qui doivent être posés par les autorités communales pour garantir un aménagement harmonieux des structures rurales et urbaines, imposent d’encadrer peu ou prou le droit de propriété en raison de considérations urbanistiques estimées d’intérêt général par lesdites autorités. Toutefois, ces limitations – surtout lorsque le marché de la construction est sous tension comme actuellement – sont sujettes à discussion : est-il justifié, proportionné, d’imposer le maintien de certaines volumétries jugées caractéristiques d’un point de vue historique, esthétique, architectural ou culturel, par le biais de servitudes « constructions à conserver » ou « gabarit à conserver » ? Est-il pondéré d’interdire la réalisation de maisons bi-familiales ou pluri-familiales dans certaines zones ? Est-il proportionné que de reclasser un ou plusieurs terrains à bâtir en zone verte ou en zone d’aménagement différé, en raison de la détection de biotopes ou d’habitats d’espèces sur ceux-ci ? Les exemples peuvent être multipliés à l’infini. Les servitudes urbanistiques[22] couvrent un large spectre allant de la contrainte a priori insignifiante pour le propriétaire à des situations de « quasi-expropriation »[23] ou d’expropriation de fait, qui peuvent impliquer un droit à indemnisation[24]

 

Jusqu’alors, les juridictions administratives ont pris soin de ne pas empiéter sur la marge d’appréciation des administrations compétentes en matière d’aménagement du territoire ou d’aménagement communal, séparation des pouvoirs oblige. De manière générale, les juges retiennent par exemple qu’il ne leur appartient pas de vérifier les conditions d’opportunité politique à la base d’une modification d’un PAG[25]. Il en est de même en matière d’aménagement du territoire : « Les autorités chargées de l'élaboration d'un POS sont investies d'un pouvoir d'appréciation très étendu. Il est encore constant que le pouvoir du juge administratif, en présence d'un recours en annulation dirigé contre un acte réglementaire en la matière, ne l'habilite pas à substituer sa propre appréciation aux considérations d'opportunité, notamment politique, des autorités compétentes, et que le recours en annulation n'est susceptible d'aboutir que dans l'hypothèse vérifiée d'une illégalité, d'une contrariété à l'intérêt général ou d'une disproportion manifeste entre la mesure prise et le but recherché »[26].

 

Lorsque la question du bien-fondé d’une décision administrative portant atteinte au droit de propriété n’est pas balayée d’un revers de la main en invoquant le critère de l’« opportunité politique », notion fort utile tant pour les autorités administratives que pour les juges, ces derniers se montrent généralement peu enclins à accueillir favorablement le moyen tiré de la violation du principe de proportionnalité en matière d’urbanisme. Jugé par exemple que : « La maîtrise des flux de circulation et la promotion des moyens de transports en commun ayant pour objectif les désengorgement des artères d’une agglomération est conforme à un but d’intérêt général et la limitation de l’usage du droit de propriété consistant à plafonner le nombre des emplacements de stationnement dans le contexte de la réalisation d’un projet immobilier ne constitue manifestement pas une mesure disproportionnée par rapport à ce but d’intérêt général, dès lors que le promoteur ne se voit pas interdire l’aménagement de tout emplacement de stationnement mais uniquement imposer un nombre maximum en fonction de la surface exploitable de son immeuble »[27].

 

Cela ne signifie pas à l’inverse qu’il faille nécessairement disqualifier la pertinence du principe de proportionnalité sur les questions d’urbanisme. Il arriva aussi qu’il fut accueilli favorablement : « En réduisant à travers l'adoption du PAG l'affectation possible d’une parcelle, classée en zone de verdure, à une aire de jeux et en imposant un chemin piétonnier alors même qu'elle ne disposait sur ces terrains que d'un droit personnel précaire et conventionnel à travers un contrat de bail, une commune a imposé à un administré une charge d'ordre public disproportionnée en ce qu'elle a imposé en sa qualité d'autorité publique à travers des dispositions réglementaires obligatoires en matière d'aménagement une affectation accordée seulement conventionnellement à la commune, sans qu'elle n'ait bénéficié d'un quelconque droit réel sur ces terrains, et à laquelle le propriétaire pourrait mettre fin annuellement pour reprendre la jouissance dudit terrain dans les limites normales de la zone de verdure »[28].

 

La jurisprudence démontre également que la question du respect du principe de proportionnalité n’est pas toujours évidente, le « bon sens » des uns, n’étant – malheureusement parfois –  pas le « bon sens » des autres ; autrement dit, les juges ne placent pas tous le « curseur du raisonnable » au même endroit. Une affaire l’illustre parfaitement. La commune de Schengen souhaitait limiter strictement le nombre de stations-service pouvant s’implanter sur son territoire. Les premiers juges ont annulé la modification afférente du PAG. La Cour réforma le jugement pour ces motifs : « Une délibération du conseil limitant au niveau du territoire communal le nombre de stations-service à neuf, se justifie amplement pour des raisons ayant trait à la qualité de vie des habitants de la commune, étant donné qu'une localité comme Remerschen, située aux abords des frontières française et allemande risquerait de voir une implantation d'un nombre de stations-service hors proportion avec le nombre d'habitants de la commune avec tous les inconvénients en résultant. Il s'ensuit que la modification de l'article 4 c) du PAG ne se heurte ni à l'article 11 de la Constitution, ni aux principes d'égalité devant la loi et de proportionnalité de l'action administrative, mais se justifie par rapport au but poursuivi consistant à éviter les inconvénients liés à un trafic routier accru »[29].

 

En matière de protection des sites et monuments nationaux

 

La protection du patrimoine au Luxembourg est appréhendée de manière particulière, en ce que celle-ci entremêle assez peu adéquatement des polices administratives en principe distinctes, celle du patrimoine d’un côté et celle de l’urbanisme de l’autre[30]. Ainsi un immeuble peut-il subir des servitudes publiques au titre de la loi du 25 février 2022 relative au patrimoine culturel, si celui-ci est classé « patrimoine culturel national »[31], mais encore des servitudes d’urbanisme, s’il est classé par le PAG communal comme « bâtiment à conserver », comme « gabarit à conserver », ou encore dans le « secteur protégé de type environnement construit ». Cette superposition de contraintes, parfois peu lisibles ou laissant une marge de manœuvre déraisonnable à l’autorité compétente, risquant de dériver vers l’arbitraire, et impliquant pour tout projet de construction, transformation ou rénovation, tant le ministre de la Culture que le bourgmestre, grève de manière importante le droit de propriété. Le principe de proportionnalité vient alors tempérer des volontés de conservation du « patrimoine » qui s’avèrent parfois excessives voire idéologiques. Les juridictions administratives ont dès lors procédé à une analyse rigoureuse des motifs à la base des décisions de classement[32] : « Pour justifier son classement, il ne suffit pas qu’un immeuble présente un certain cachet, mais il doit présenter un intérêt particulier suffisant justifiant sa préservation. L’intérêt rendant désirable la protection doit en effet être particulièrement vérifié, dès lors qu’une décision de classement est généralement susceptible de porter gravement atteinte à la situation des propriétaires »[33].

 

Bien sûr, les juges administratifs ne vont pas jusqu’à considérer que les dispositions en matière de protection du patrimoine, qui restreignent le droit de propriété, sont par nature, contraires au principe de proportionnalité : « Si de manière indéniable le classement opère une ingérence dans les droits du propriétaire de l’immeuble classé, il n’en reste pas moins que du moins a priori et in abstracto au niveau des dispositions de la loi, un équilibre équitablement balancé a été institué par la loi entre l’ingérence en question ensemble les obligations et servitudes découlant du classement, d’un côté, et l’indemnisation afférente ainsi que le conseil gratuit du service compétent ensemble les aides et subsides étatiques prévus en la matière, de l’autre. Un tel classement n'est parant pas contraire à l’article 1er du Protocole additionnel à la CEDH dès lors que le principe de proportionnalité n’a point été enfreint de manière vérifiée compte tenu de l’équilibre ci-avant décrit, ni à l’article 16 de la Constitution, dans la mesure de l’équilibre trouvé dans le cas de figure où le classement en question est à considérer en tant qu’atteinte à la substance du droit de propriété appelée à être contrebalancée par un droit d’indemnisation vérifié en cause »[34].

 

Les juridictions administratives sont donc appelées à vérifier « si l’autorité de décision n’a pas effectué un dépassement de sa marge d’appréciation en procédant, tel qu’elle l’a fait, à la décision querellé »[35] et elles censurent donc des décisions de classement qui apparaissent hors de proportion vis-à-vis des motivations et de l’utilité de la protection du patrimoine concerné[36].

 

A la recherche du bon équilibre entre les objectifs de sauvegarde de l’Environnement et les droits fondamentaux


C’est en matière de protection de la nature et des ressources naturelles, que le principe de proportionnalité s’est retrouvé subitement sur le devant de la scène, notamment dans divers journaux télévisés ou écrits, à la suite de deux arrêts de la Cour administrative du 20 juillet 2022. Pourtant, plusieurs décisions antérieures en faisaient déjà une application certaine. Dans ces différentes décisions, les magistrats se sont toujours efforcés de trouver une saine eurythmie, le bon équilibre, entre les droits de propriété et notamment les droits naturels de la personne humaine et de la famille.

 

Depuis l’entrée en vigueur de la loi du 18 juillet 2018 concernant la protection de la nature et des ressources naturelles – largement plus restrictive et attentatoire au droit de propriété que sa version antérieure, la loi du 19 janvier 2004 – la Cour administrative s’est toujours efforcée d’interpréter la législation à la lumière du principe de proportionnalité pour donner du sens[37] aux limitations à la propriété qu’elle comporte, eu égard aux objectifs de protection de la nature qui doivent les fonder. La Cour estima par exemple qu’« en l’absence de règlement grand-ducal d’exécution, l’envergure d’un logement intégré prévu par l’article 6, paragraphe 2, de la loi du 18 juillet 2018, doit être définie, en application des paramètres essentiels de proportionnalité et de bon sens, partant de juste équilibre »[38].

 

La Cour jugea également, dès le 23 décembre 2021[39] que « L’opération  ayant  consisté  à  remplacer  sur  place  un  abri  dangereux,  voire  menaçant ruine par une construction quasi entièrement façonnée en bois et érigée sur les mêmes sous-bassements, la transformation ainsi opérée, plutôt que de s’éloigner de l’équilibre visé par l’article 11bis  de  la  Constitution,  s’en  rapproche et correspond d’autant mieux en termes de proportionnalité aux exigences de conservation de la nature y visées, le principe de proportionnalité ayant par ailleurs été reconnu comme principe général d’ordre constitutionnel par la Cour constitutionnelle à partir de son arrêt n° 152 du 22 janvier 2021.  


En termes de bilan, la transformation opérée, dans une optique d’équilibre, telle  que visée  par l’article 11bis  de  la  Constitution,  dans  un  but  de  protection  de  la  nature  et  des ressources naturelles, revêt plus d’effets positifs que d’effets négatifs. » 


Ainsi, la Cour procéda à l’annulation de la décision de refus du ministre de l’Environnement du Climat et du Développement durable portant refus d’autoriser la reconstruction d’un abri de jardin, ceci en dépit du fait que les dispositions de la loi du 18 juillet 2018 concernant la protection de la nature et des ressources naturelles interdisent en principe la reconstruction de « constructions légalement existantes » en zone verte. Nous saluons la Cour pour son approche pragmatique, réaliste et son interprétation de la loi à la lumière du principe constitutionnel de proportionnalité et des objectifs de protection de la nature.

 

Par un arrêt du 3 mars 2022[40], la Cour mit fin à une série – selon nous – d’injustices[41] constatées en pratique, dès lors que la loi précitée et l’application sensu stricto qu’en faisait le ministère de l’Environnement, interdisait la reconstruction de « constructions légalement existantes » en zone verte, telles que des habitations principales ou secondaires, y compris si les travaux de reconstruction totale ou partielle résultaient d’évènements revêtant les caractéristiques de la force majeure, telle que par exemple un incendie criminel, une tempête, une inondation, ou encore une explosion au gaz lors de travaux de maintenance par une entreprise spécialisée (de nombreux cas de ce genre ayant dû être portés devant les juridictions administratives suite à des décisions de refus d’autorisation de la ministre de l’Environnement[42]) : « Dans  le  chef de la victime qui a perdu les éléments ravagés par l’incendie, sans qu’il n’émane de son fait, celui-ci constitue un cas de force majeure ayant les caractéristiques classiques de l’imprévisibilité, de l’irrésistibilité et de l’extériorité à la personne concernée.  


Un cas de force majeure sous-tend toujours une configuration de dureté, voire de rigueur et, comme tel, est à prendre en considération dans l’application des règles de droit, même en l’absence de texte formel prévoyant une clause de dureté ou de rigueur. La raison basique en est d’éviter toute situation de double sanction dans le chef des personnes touchées au-delà de la perte première résultant des effets directs du cas de force majeure, en l’occurrence l’incendie, par rapport aux victimes. 


Pareille clause de dureté  voire  de  rigueur relève à la fois du concept d’équité et de l’application du principe général d’ordre constitutionnel de  proportionnalité, en ce qu’une application d’une disposition de l’ordonnancement juridique ne tenant pas compte de la rigueur engendrée  par  les  effets du  cas de  force  majeure  équivaudrait  à  une  charge  manifestement disproportionnée à l’encontre des personnes visées et partant inadmissible au regard des principes ci-avant retenus ».

 

La Cour franchit un pas supplémentaire par un premier arrêt du 20 juillet 2022[43], en annulant, pour cause de violation du principe de proportionnalité, un refus d’autorisation de la ministre de l’Environnement concernant une demande de transformation d’une maison d’habitation légalement existante en zone verte avec rehaussement et modification de l’aspect extérieur, confirmant en cela le raisonnement des premiers juges[44]. La Cour positionna la problématique sous l’angle du principe de proportionnalité lu en combinaison avec d’autres droits fondamentaux garantis par la Constitution et les normes européennes d’essence supérieurs, tels le droit de propriété ou encore l’article 11bis de la loi fondamentale qui énonce que « l’Etat garantit la protection de l’environnement humain et naturel, en œuvrant à l’établissement d’un équilibre durable entre la conservation de la nature, en particulier sa capacité de renouvellement, et la satisfaction des besoins des générations présentes et futures. Il promue la protection et le bien-être des animaux ». La Cour ouvrit également la porte à des « interprétations plus raisonnables » des dispositions de la loi du 18 juillet 2018 à la lumière du droit de propriété et du principe de proportionnalité : « En vertu des principes ci-avant énoncés, à la fois d’ordre constitutionnel et de droit international des droits humains, la Cour peut suivre et confirme les premiers juges en ce que le fait par eux de viser le seul constat d’interdiction pure et simple des travaux envisagés en l’espèce comme étant  des  travaux  d’agrandissement, couvre nécessairement les autres hypothèses  d’envergure moindre mises en exergue par la partie étatique dans sa requête d’appel consistant notamment en une nécessaire démolition partielle pour permettre certains éléments de reconstruction,  de  même  que certains éléments de transformation comportant des altérations – enlèvement de lucarnes, placement de nouvelles ouvertures etc. – somme toute secondaires, considérées par rapport à la globalité du tissu existant. ».

 

Dans un arrêt du même jour[45], la Cour annula une décision de la ministre de l’Environnement portant refus d’autorisation pour des travaux de rénovation d’une ancienne grange, d’un ancien rucher et des alentours. Dans cette affaire, la Cour souligna derechef que les dispositions légales devaient impliquer « une application adéquate et mesurée du principe de proportionnalité, d’autant plus qu’elles ne feraient ni du sens, ni ne correspondraient au bon sens si elles étaient appliquées à la lettre ». En effet, pour la Cour, interpréter la loi précitée du 18 juillet 2018 dans le sens strict voulu par l’Etat, reviendrait à consacrer en pratique des situations absurdes : « Suivre la  partie  étatique  dans  ses  conclusions  reviendrait,  pour  la  Cour, à  entériner une solution absurde. Dans cette optique étatique, le propriétaire d’une construction d’essence agricole, légalement existante en zone verte pour avoir été érigée dès avant la première loi sur la protection de la nature et des ressources naturelles du 29 juillet 1965, ayant fait preuve d’une certaine durabilité, en ce qu’il n’exerce pas à titre principal une activité agricole ou sylvicole, ne se verrait pas accorder l’autorisation ne fût-ce que de rénover, voire d’adapter la construction existante dans le sens d’une meilleure harmonisation par rapport à l’environnement naturel qui l’entoure,  la construction  en  tant  que  telle  étant  restée  fonctionnelle,  pour  le  moins dans l’optique de sa destination originaire d’entrepôt de tracteurs, de machines agricoles et de fourrages.


La seule perspective laissée à pareil propriétaire dans l’optique de la décision ministérielle critiquée consiste, dans la logique étatique ainsi déployée, à laisser la construction en place être rongée par usure du temps pour, en seule perspective allouée, aboutir à une situation de ruine et partant d’extinction, en passant entre-temps par des stades d’incompatibilité  patente  avec l’environnement naturel en place. 

Pareille solution ne fait manifestement pas de sens. Elle est pour le surplus contraire aux dispositions d’essence supérieure découlant à la fois de la Constitution et de la CEDH. »

 

Conclusions


Notre petit tour d’horizon nous a conduit à analyser la jurisprudence des juridictions administratives dans plusieurs domaines particuliers du droit immobilier public. Il nous amène à considérer la diversité des situations dans lesquelles le principe constitutionnel de proportionnalité est appelé à jouer un rôle, agissant de concert avec les droits fondamentaux de l’Etat de droit. Il remplit un office modérateur indispensable dans nos sociétés modernes, tandis que les nouvelles lois ou les modifications de législations existantes ont tendance à se multiplier au gré des évolutions politiques de la collectivité. Si l’adage latin « Plurimae leges pessima respublica »[46] a conservé, selon nous, toute sa pertinence à travers les siècles, la stabilité des principes généraux du droit et le caractère transversal du principe de proportionnalité, constituent un onguent indispensable pour contrer le caractère parfois excessif des actes du pouvoir législatif, réglementaire ou des autorités administratives, vis-à-vis des objectifs poursuivis. En définitive, le principe de proportionnalité constitue l’un des gardiens les plus essentiel de notre Etat de droit.

 

Sébastien COUVREUR

Avocat à la Cour

 



[1] Pour une explication plus détaillée des mécanismes du principe de proportionnalité et de son application au Luxembourg, voir Anne KLETHI, Le principe de proportionnalité à la lumière de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle et des juridictions administratives luxembourgeoises, RLDP, n° 15, décembre 2022, p. 145 et suivantes.

[2] Telles que, par exemple, « inutile d’utiliser un canon pour tuer une mouche », et ses correspondants dans d’autres langues : « mit Kanonen auf Spatzen schießen », « use a sledgehammer to crack a nut », etc.

[3] « Le contrôle de légalité à exercer par le juge de l’annulation n’est pas incompatible avec le pouvoir d’appréciation de l’auteur de la décision qui dispose d’une marge d’appréciation. Ce n’est que si cette marge a été dépassée que la décision prise encourt l’annulation pour erreur d’appréciation. Ce dépassement peut notamment consister dans une disproportion dans l’application de la règle de droit aux éléments de fait. Le contrôle de légalité du juge de l’annulation s’analyse alors en contrôle de proportionnalité ». (C.A., 9 novembre 2010, n° 26886C du rôle).

[4] « Si dans le cadre d’un recours en annulation, le juge peut être amené à vérifier, le cas échéant le caractère proportionnel de la mesure prise par rapport aux faits établis, il n’en reste pas moins que dans le cas où l’administration n’a pas d’autre choix que celui de refuser une demande, elle se trouve en situation de compétence liée et ne peut pas contrevenir au principe de proportionnalité » (C.A., 16 octobre 2018, n° 41110C du rôle).

[5] C.A., 11 juin 2009 n° 25463C et 25465C du rôle ; T.A., 18 mai 2015 n° 34275 ; C.A., 17 décembre 2015, n° 36488C du rôle ; T.A., 18 mai 2015 n° 34724 du rôle ; C.A., 17 décembre 2015, n° 36487C du rôle ; T.A., 27 juin 2016 n° 33250a ; C.A., 7 mars 2017, n° 38339C du rôle.

[6] En application de l’article 95 de la Constitution qui énonce : « Les cours et tribunaux n’appliquent les arrêtés et règlements généraux et locaux qu’autant qu’ils sont conformes aux lois. ».

[7] Patrick GOFFAUX, Dictionnaire de droit administratif, 3ème édition, Larcier, Bruxelles, 2022, p. 629

[8] François BELLEFLAMME, Jean BOURTEMBOURG, « Légalité, motivation, proportionnalité » in Les principes généraux de droit administratif – Actualités et applications pratiques, Larcier, Bruxelles, 2017, p. 448 et s.

[9] Voir par exemple les commentaires du Conseil d’Etat dans le contexte du projet de loi dit « omnibus » ayant vocation notamment à élargir les cas d’ouverture des droits de préemption publics : « Il se dégage de ces développements que le droit de préemption doit être sous-tendu par des justifications d’intérêt général résultant de la loi et que les prérogatives accordées aux pouvoirs préemptant doivent y être proportionnées » (Avis complémentaire du 17 juillet 2015, n° 6704/4, p. 20 et s.).

[10] Voir not. l’article 49 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne.

[11] Le principe de proportionnalité semble cependant plus rarement invoqué devant les juridictions civiles luxembourgeoises que devant les juridictions administratives.

[12] En témoignent les récents articles issus du séminaire des Conseils d’Etat français et luxembourgeois et de la Cour administrative luxembourgeoise du 16 novembre 2021 repris dans la RLDP, n° 15, de décembre 2022.

[13] Marc THEWES, Le Conseil d’Etat luxembourgeois et le principe de proportionnalité, RLDP, n° 15, décembre 2022, p. 138 et suivantes.

[14] Arrêt du 22 janvier 2021, n° 00152 du registre et arrêt du 19 mars 2021, n° 00146 du registre.

[15] Voir not. C.A., 23 décembre 2021, n° 46070C du rôle.

[16] Voir article 36 du texte de la nouvelle constitution.

[17] Voir notamment le projet de loi n° 8082 sur l’impôt foncier, l’impôt à la mobilisation de terrains et l’impôt sur la non-occupation de logements.

[18] « Penser la boîte à outil du juge administratif », thème de l’une des conférences de à l'occasion des 25 ans des juridictions administratives luxembourgeoises, 18 novembre 2022, organisé par Francis Delaporte, Joana Mendes, et Edoardo Stoppioni.

[19] T.A., 25 juillet 2001 n° 12318a, confirmé par C.A., 8 janvier 2002, n° 13891C du rôle ; T.A., 7 juillet 2007, n° 21713 du rôle.

[20] T.A., 19 janvier 2017 n° 36570, confirmé par C.A., 22 juin 2017 n° 39176C du rôle.

[21] C.A., 22 janvier 1998, n° 9647C, 9759C, 10080C, 10276C.

[22] Pour une étude aboutie sur le sujet en droit luxembourgeois, voir Georges KRIEGER, Le droit de propriété face à l’urbanisme, Portalis, Luxembourg, 2016.

[23] Arrêt de la Cour Constitutionnelle n° 101/13 du 4 octobre 2013.

[24] Sur cette question complexe, voir Anne-Claire Blondin, Principes et conditions d’indemnisation en matière de servitudes non aedificandi, RLDI, n° 13, décembre 2022, p. 1 à 20.

[25] Pas. Admin., v° Urbanisme, p. 1346, n° 213.

[26] T.A., 7 août 2008 n° 21931 du rôle.

[27] C.A., 6 février 2014, n° 32552C du rôle.

[28] T.A., 7 juillet 2007 n° 21713.

[29] C.A., 3 mai 2005 n° 17740C du rôle.

[30] Il faut ajouter à cela, depuis la loi du 25 février 2022, une confusion manifeste entre des décisions administratives individuelles et des décisions administratives réglementaires, le classement individuel d’immeuble étant désormais organisée par l’adoption de règlement grand-ducaux (article 26 de la loi.).

[31] Article 23 et suivants de la loi du 25 février 2022.

[32] Curieusement, la jurisprudence des juridictions administratives nous semble plus sévère dans l’analyse des motifs d’utilité publique à la base des classements d’immeubles au niveau national (monuments nationaux et inventaire supplémentaire) que par rapport à leurs classements via les PAG communaux. Or, ces derniers s’avèrent bien plus restrictifs vis-à-vis du droit de propriété que les classements nationaux qui postulent « simplement » qu’une autorisation du ministre de la Culture est requise pour tout « travail de réparation, de restauration ou de modification quelconque, autres que l’entretien (…) », laissant alors une flexibilité certaine dans le chef dudit ministre pour autoriser ou refuser des travaux d’adaptation d’un bien classé, tandis que la règlementation communale d’urbanisme est plus rigide.

[33] C.A., 8 mai 2018, n° 40542C du rôle.

[34] C.A., 3 septembre 2014 n° 34327C du rôle ; T.A., 1 juillet 2020 n° 42438, confirmé par C.A., 22 avril 2021, n° 44754C.

[35] C.A., 11 mai 2020, n° 45545C.

[36] Voir not. T.A., 18 janvier 2023, n° 45076 du rôle ; T.A., 30 janvier 2023, n° 44801.

[37] « (…) dans l’application de la loi, la première question à toiser est celle de savoir : « qu’est-ce qui fait du sens ? » et la réponse à y fournir doit être guidée avant tout par le bon sens. ». C.A., 23 décembre 2021, n° 46070C.

[38] C.A., 26 mars 2020, n° 43470aC.

[39] C.A., 23 décembre 2021, n° 46070C du rôle.

[40] C.A., 3 mars 2022, 46378C du rôle.

[41] Au sens moral du terme.

[42] Notons que suite aux arrêts de la Cour administrative du 20 juillet 2022, la Ministre de l’Environnement est revenue sur un certain nombre de ses décisions et a entamé des travaux en vue d’une révision de la loi du 18 juillet 2018.

[43] C.A., 20 juillet 2022, n° 47027C du rôle

[44] T.A., 10 janvier 2022 n° 44875 du rôle

[45] C.A., 20 juillet 2022, n° 47128C

[46] Plus les lois sont nombreuses, pire est l'État.

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