Droit immobilier

La mobilisation forcée des terrains [analyse de projets de loi]

La mobilisation forcée des terrains [analyse de projets de loi]

 

Depuis plusieurs années, le marché du logement au Grand-Duché de Luxembourg est caractérisé par une hausse constante, relativement élevée, des prix de vente des terrains à bâtir et des logements existants ou projetés, comme en attestent les chiffres de l’Observatoire de l’Habitat, laquelle est due notamment à une différence persistante entre l’offre et la demande (d’où les termes de « pénurie de logements »), et plus récemment, à la hausse des prix des matériaux, à l’inflation et à une certaine prudence des établissement bancaires sur le marché des crédits immobiliers.

 

Dans ce contexte, les politiques publiques interventionnistes se sont multipliées, non sans faire l’objet de critiques, alors que les professionnels de l’immobilier considèrent de leur point de vue que ce sont plutôt les barrières et freins à la construction (délais et lourdeurs administratives, inflation législative et réglementaire, risques de planification, etc.) qui induisent cette situation de distorsion entre l’offre et la demande, l’offre étant freinée par ces complications (voir par exemple les contributions du think tank Idea sur le sujet).

 

De manière générale, les politiques publiques de ces dernières années se sont concentrées sur une volonté toujours plus importante d’interventionnisme étatique (mécanismes de contraintes, réalisations de projets publics en lieu et place du secteur privé, renforcement du rôle du Fonds du Logement et de la SNHBM, etc.), tandis que les acteurs de l’immobilier plaident au contraire pour des mesures incitatives, notamment fiscales, mais également des mesures de simplification administrative, les initiatives en la matière s’étant rapidement révélées insuffisantes.

 

Dans ce contexte, les projets de loi que nous analysons ci-après, vont précisément à l’encontre des désidératas des professionnels de l’immobilier.

 

Il convient d’analyser de concert, trois projets de loi qui tendent aux mêmes objectifs : forcer la « mobilisation » des terrains à bâtir, en vue de l’accélération de la création de logements, respectivement forcer la mise à disposition de logements « inoccupés » existants. Les projets de lois analysés ci-après, partent, à notre avis, du postulat erroné que l’offre insuffisante de logements sur le marché, au vu de la demande, résulterait de la mauvaise volonté des propriétaires fonciers et des propriétaires de logement, grossièrement vus comme des spéculateurs (en simplifiant le propos, bien entendu).

 

En ayant cela à l’esprit, nous analyserons alors, les projets de loi suivants :

 

-          Le projet de loi n° 7139 portant modification de la loi modifiée du 19 juillet 2004 concernant l’aménagement communal et le développement urbain ;

-          Le projet de loi n° 8086 – relative aux registres national et communaux des bâtiments et des logements

-          Le projet de loi n° 8082 – sur l’impôt foncier, l’impôt à la mobilisation de terrains et l’impôt sur la non-occupation de logements 

 

1.       La modification projetée de la loi concernant l’aménagement communal et le développement urbain

 

Le projet de loi n° 7139 prévoit plusieurs modifications de la loi modifiée du 19 juillet 2004. Il ambitionne ainsi notamment d’instituer une procédure simplifiée, inspirée de ce qui existe déjà en matière de plans d’aménagement particuliers (PAP), pour les modifications de PAG jugées ponctuelles, c’est-à-dire celles « qui (portent) sur un ou plusieurs fonds précis sans mettre en cause la structure générale ou les orientations du PAG initial ».

 

Nous n’étudierons pour les besoins du présent article, que les innovations projetées qui concernent la mobilisation contrainte des terrains à bâtir, à savoir les nouveaux mécanismes de servitudes envisagés par le Législateur.

 

Il est ainsi prévu de mettre en place deux types de servitudes :

-          Les servitudes “déterminant un créneau temporaire de viabilisation”, et

-          Les servitudes “déterminant un créneau temporaire de construction de logements”

 

1.1. Les servitudes “déterminant un créneau temporaire de viabilisation” (CTV)

 

1.1.1.       Mode d’établissement de la servitude

 

En l’état du projet de loi, il est envisagé que les communes devraient implémenter ce mécanisme de servitudes dans leurs PAG, selon les hypothèses, soit de manière obligatoire (automatique), soit de manière facultative.

 

De manière automatique, dans les deux cas suivants :

 

- Pour toute modification de PAG qui a pour effet de reclasser un ou plusieurs terrain(s) classé(s) dans une zone autre que zone d’habitation ou zone mixte, vers en zone d’habitation ou zone mixte, soumis à PAP NQ  a priori ;

- Pour toute modification de PAG qui a pour effet de reclasser en zone d’habitation ou zone mixte un ou plusieurs terrains auparavant classés en zone d’aménagement différée (ZAD) (la ZAD, qui implique pour rappel une interdiction temporaire de construction et d’aménagement).

 

De manière facultative, dans le cas suivant :

 

-  Pourront également être concernés (selon le choix des communes), les fonds déjà classés en zone d’habitation ou en zone mixte, soumis à PAP NQ, pour autant que leur urbanisation « contribue soit à l’arrondissement soit à la densification du tissu urbain ou rural existant ».  (On vise ici, de manière quelque peu floue, les terrains proches du noyau des localités). 

 

1.1.2. Contenu et effets de la servitude

 

La servitude « déterminant un créneau temporaire de viabilisation » définit une date butoir jusqu’à laquelle les travaux de viabilisation du PAP NQ (précisés par le projet d’exécution du PAP NQ) doivent être entamés de manière significative. Ce délai ne peut en principe pas être supérieur à 6 ans, courant à partir de la décision de « mise sur orbite du PAG, sauf exception.

 

Les effets en cas de non-respect de la date buttoir évoquée ci-avant peuvent être de deux ordres différents, tenant compte du caractère obligatoire ou facultatif de la servitude :

 

- S’il s’agit d’une servitude obligatoire, les terrains concernés sont reclassés suivant le PAG en vigueur avant l’adoption de la servitude (cela peut donc potentiellement être un reclassement en zone verte !

-  S’il s’agit d’une servitude facultative, les terrains visés sont reclassés en ZAD (tout en maintenant le mode et le degré d’occupation du sol pour la zone de base).

 

1.2. Les servitudes “déterminant un créneau temporaire de construction de logements” (CTL)

 

1.2.1.       Mode d’établissement de la servitude


Comme pour les servitudes CTL, le législateur prévoit un mode d’établissement obligatoire de servitudes et un mode facultatif. L'on vise donc dans le champ d'application :

 

- Tout terrain classé dans une zone autre que zone d’habitation ou zone mixte, qui est reclassé en zone d’habitation ou zone mixte, PAP NQ et PAP QE, a priori (obligatoire).

 

- Tout terrain classé en zone d’habitation ou zone mixte + ZAD, si la ZAD est supprimée (obligatoire).

 

- Pourront également être concernés (facultatifs), les fonds déjà classés en zone d’habitation ou zone mixte, s’ils sont déjà couverts par une servitude (…) de viabilisation (cumul possible donc…) soit si « leur urbanisation contribue à une densification du tissu urbain ou rural existant ».

 

1.2.2.       Contenu et effets de la servitude CTL

 

La servitude détermine une date butoir (4 ans max (si PAP NQ 4 ans à compter de l’écoulement de la servitude de viabilisation), sauf exceptions (contraintes d’urbanisation).) jusqu’à laquelle les travaux de gros-œuvre (≠ art. 37 L. ACDU) des logements prévus sur les fonds concernés doivent être entamés de manière significative.

 

En cas de non-respect de la servitude CTL, les fonds concernés sont reclassés en ZAD (tout en maintenant le mode et le degré d’utilisation du sol prévu par le PAG).


2.       La création de registres nationaux et communaux des bâtiments, des logements et des terrains

 

La mise en place de bases de données, respectivement de registres communaux et nationaux pour répertorier les immeubles, logements occupés ou non, et les terrains à bâtir, mobilisés ou non, s’inscrit dans la démarche du Gouvernement visant à mettre en place de nouveaux impôts en vue d’ « inciter », par la contrainte fiscale, à la mise à disposition des logements considérés comme « inoccupés » et à la création de logements sur des terrains considérés comme aptes à en accueillir.

 

2.1. Le registre des bâtiments et des logements (projet de loi n° 8086)

 

2.1.1.       Contenu et objectifs du registre :


Suivant le projet de loi, le registre des bâtiments et des logements aurait pour objectifs : notamment « mieux accompagner la mise en œuvre de la législation sur la salubrité et la location de chambres (moyen de contrôle) – à savoir principalement la loi du 20 décembre 2019 relative aux critères de salubrité, d'hygiène, de sécurité et d'habitabilité des logements et chambres donnés en location ou mis à disposition à des fins d'habitation et son règlement d’exécution – et la mise en place de l’impôt sur la non-occupation de logements. », mais aussi « statistiques, recherche scientifique, planification, administratives, autres tâches… ».

 

Le registre contiendra les informations suivantes :

- « Identificateur » des bâtiments et logements (sorte de n° de registre)

- Informations de référence :

- Géolocalisation ou référence cadastrale

- Adresse

- Le type et l’affectation ( le texte du projet de loi ne précise pas si l’on vise l’affectation actuelle, concrète, factuelle des lieux ou l’affectation autorisée : cela risque de poser de nombreux problèmes en pratique lorsque l’affectation effective ne concorde pas avec celle considérée par la commune compte tenu des informations dont elle dispose encore dans ses archives…

- Le statut (« à savoir plus précisément l’état de planification ou de réalisation d’un bâtiment ou d’un logement »)

- Les caractéristiques techniques (??)

 

Ces informations seraient précisées par règlement grand-ducal.

 

2.1.2.       Procédure d’établissement du registre


L’établissement du registre communal des bâtiments et des logements se ferait sous la responsabilité du bourgmestre, qui peut néanmoins déléguer cette charge à un agent communal.

 

Seraient inscrits dans le registre, les « bâtiments et logements existants », tels que définis par le projet de loi, ainsi que les bâtiments et logements dont les projets ont fait l’objet d’une autorisation de construire (l’inscription doit être effectuée dans les huit jours de l’octroi de l’autorisation de construire).

 

Les données inscrites dans le registre communal des bâtiments et des logements proviendront des sources suivantes : 

- Administration du cadastre et de la topographie

- Dossiers (de demande) d’autorisation de construire

- Constats effectués lors des contrôles sur place par le service technique, le CGDIS, la police, le bourgmestre…

- Données à fournir par les propriétaires sur demande des communes (sous peine de sanctions pénales - amende).

 

2.2.  Le registre des logements inoccupés

 

Le dessein de ce registre est de permettre la perception par l’Etat du futur impôt sur la non-occupation des logements.

 

Selon le projet de loi, un logement non occupé, « est un logement inscrit sur le registre des logements non-occupés et dont la non-occupation y est indiquée ».

 

Il appartiendrait au bourgmestre de « constater » l’état de non-occupation. Il peut déléguer cette compétence. Sa « décision de constat » de non-occupation, y compris le nombre d’années de non-occupation, est communiqué à l’administré.

 

Le registre devrait comprendre l’indication des recours, contentieux ou non contentieux introduits, et les décisions de retrait ou d’annulation des « décisions de constat ». 

 

« Les décisions de constat » de l’état de non-occupation coulées en force de chose jugée ou en force de chose décidées sont mises à disposition de l’administration fiscale endéans un mois en vue de l’établissement du bulletin d’impôt sur la non-occupation des logements.

 

Toute la question est évidemment de savoir ce que sera considéré comme un « logement inoccupé ». Le projet de loi prévoit un mécanisme de présomptions :

 

Présomption de plein droit de non-occupation :

 

- Aucune « personne physique » n’est inscrite au registre population depuis + de 6 mois.

 

Quid des résidences secondaires ? Quid des locations de courte durée sans inscription au registre population ?

 

Présomptions facultatives pour les logements :

 

- Qui présentent un « aspect extérieur délabré faisant présumer un défaut d’entretien » (arbitraire)

- Qui ne sont pas garnis du mobilier indispensable à leur affectation au logement (problème du bailleur !)

- Dont la consommation de services en eaux ou en énergie est « inférieure à la consommation minimale »

- Pour lesquels aucune taxe pour la collecte publique de déchet n’est payée.

 

Ces présomptions (de plein droit ou facultatives) seraient réfragables – a priori – dans trois cas : 1) le logement est occupé (charge de la preuve… Occupation factuelle ou juridique ? Le projet de loi ne dit rien !) ; 2) « raison légitime » de non-occupation ; 3) force majeure.

 

 

2.3. Le registre national des fonds non construits

 

2.3.1.       Etablissement et mise à jour du registre national des fonds non construits


- L’établissement et la mise à jour du registre national des fonds non construits se fera sous la responsabilité du ministre de l’Intérieur, qui se basera notamment sur les informations à fournir par les communes (bourgmestres).

 

- Le registre contiendra des données relatives, au niveau national, aux fonds non construits, aux fonds viabilisés et aux fonds non viabilisés (étant précisé que le taux d’imposition variera suivant que le fonds est viabilisé ou non)  :

 
Fonds = parcelle(s) cadastrale(s) sise(s) entièrement ou partiellement en zone constructible.
 
Fonds non construits : « Les fonds et les parties ou ensemble de fonds qui peuvent accueillir conformément aux dispositions du plan d’aménagement général et le cas échéant du plan d’aménagement particulier, une ou plusieurs constructions destinées entièrement ou partiellement au logement, sans préjudice de la nécessité de procéder à un lotissement ou à un remembrement et dont l’assiette est définie par l’article 20 ».  à exclusion de l’impôt pour les terrains exclusivement dédiés à des fins autres que le logement, par ex, zone de sport et loisirs… mais pas si simple en pratique, il faudra une analyse au cas par cas!
 
Fonds viabilisés = Les fonds non construits pour lesquels les travaux de voirie et d’équipements publics visés à l’article 23 de la loi ACDU, sont achevés, sans préjudice d’éventuels travaux accessoires au sens de l’article 37, alinéa 4 de la loi ACDU (en principe, parcelles classées en PAP QE – mais pas forcément).
 
Fonds non viabilisés = Les fonds non construits pour lesquels les prédits travaux de voirie ne sont pas achevés (en principe, les terrains classés en zone PAP NQ, mais pas forcément !)

 

2.3.2.       L’assiette des fonds non construits

 

 

      L’idée de base (dispositions mal rédigées car la valeur de base se fonde sur la « contenance cadastrale ») semble être la suivante : l’impôt à la mobilisation des terrains dépend de la valeur de base du fond non construit, donc le montant de l’impôt « à la mobilisation des terrains » dépendra notamment de la contenance du fonds non construit concerné, mais aussi de l’assiette constructible dudit fond.

 

 

     Deux hypothèses pour déterminer l’assiette du fonds non construit :

 

- Si le fond « ne comporte aucune construction existante destinée au séjour prolongé de personnes (concept non défini par le projet de loi) et qu’il peut accueillir une ou plusieurs constructions destinées entièrement ou partiellement au logement, l’assiette du fonds non construit correspond à ce fonds ».

 

- Si le fonds comporte déjà une « construction existante destinée au séjour prolongé de personnes » et qu’il peut accueillir une ou plusieurs constructions supplémentaires pour du logement (quid via des travaux de rehaussement, agrandissement en profondeur, démolition-reconstruction, etc. ?!), le fonds non construit correspond : 

 

a)       Aux lots fixés par le lotissement qui peuvent encore recevoir une construction ;

b)      À défaut de lotissement, ou du PAP NQ, aux fonds en faisant abstraction des reculs minimaux prescrits par le PAP QE

c)    Pour les terrains en PAP NQ, sans PAP approuvé, aux délimitations de la zone PAP NQ, déduction faite de l’ emprise au sol constructions existantes.

 

 

D’autres éléments devraient être pris en considération pour la définition de l’assiette des fonds non-construits. Des explications sur ces points dépasseraient largement le cadre du présent article.

 

 

3.       La modification projetée de l’impôt foncier et la création d’un impôt à la mobilisation des terrains et d’un impôt de non-occupation de logements (projet de loi n° 8082)

 

Comme expliqué ci-avant, l’établissement et la mise à jour de registre des immeubles et logements, logements inoccupés et des terrains non construits vise à permettre la perception de deux nouveaux impôts.

 

Parallèlement, le projet de loi prévoit une réforme de l’impôt foncier qui sera désormais calculé en tenant compte de différents critères, tels que le classement du terrain selon le PAG, le temps de trajet depuis le lieu de situation (localité) du terrain vis-à-vis de la Ville de Luxembourg, etc.

 

3.1. L’impôt à la mobilisation des terrains

 

L’impôt à la mobilisation des terrains serait un impôt fixé en application de la « valeur de base » calculée pour l’impôt foncier, dont le montant dépendra du caractère viabilisé ou non du terrain et de la durée de l’inscription du ou des fonds concernés sur le registre des fonds non construits (il s’agit d’un impôt progressif donc).

 

L’impôt aurait un caractère réel, en ce sens, il suivra le terrain concerné en quelque mains dans lesquelles il passerait.

 

3.2.  L’impôt sur la non-occupation de logement

 

Le projet de loi prévoit de calculer l’impôt de non-occupation des logements (donc, exigible vis-à-vis des logements considérés comme inoccupés suivant le registre afférent) suivant la formule : INOL = Vc + (Vc . 0,3 . a).

 

Où « Vc » est la valeur centrale pour logements non-occupés (fixé forfaitairement à 3.000.-€ (indice 902,74) par logement ! Peu importe sa taille, sa valeur, sa localisation, son état général. Peu importe une quelconque justice ou injustice.

 

Où « a », correspond au nombre d’années d’inoccupation, jusqu’à un maximum de 5 ans.

 

En somme, après 5 année d’inoccupation d’un logement, le montant de l’impôt pourra atteindre 7500 euros annuels (3000 + 4500), ce qui n’est pas négligeable…

 

 

***

 

Les projets de loi rapidement sommairement analysés ci-avant auront probablement une incidence importante sur le marché immobilier, en particulier le système des nouvelles servitudes urbanistiques.

 

Nous suivrons dès lors de près lesdits projets de loi et ne manqueront pas de mettre à jour nos commentaires lorsqu'ils auront été adoptés par la Chambre des Députés.

 

 

Sébastien COUVREUR

Avocat à la Cour.

 

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