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La consécration de la « théorie du bilan » en droit administratif luxembourgeois ?


La consécration de la « théorie du bilan » en droit administratif luxembourgeois ?

 

La « théorie du bilan » en droit public, est une notion que l’on doit au droit français, (et plus particulièrement du Conseil d’Etat français, depuis l’arrêt CE, ass, 28 mai 1971, n° 78825 : Rec. CE 1971, p. 409, concl. Brainant ; JCP G 1973, II, 17470, note Odent).

 

Elle permet au juge administratif, de dériver en quelque sorte depuis l’analyse de l’erreur manifeste d’appréciation et le contrôle de proportionnalité de la décision administrative, vers simple mise en balance des avantages d’une opération projetée vis-à-vis de ses inconvénients, pour justifier d’une annulation de la décision litigieuse. Elle rapproche ainsi le juge d’un « contrôle de l’opportunité », en quelque sorte, de la décision administrative (voir pour approfondir sur ce point, Michel PAQUES, « L’action politique du juge. En particulier celle du juge de l’administration » in Les juges : décideurs politiques ? Essais sur le pouvoir politique des juges dans l’exercice de leur fonction., Bruylant, Bruxelles, 2016, p. 133 et suivantes ; ainsi que François Belleflamme et Jean Bourtembourg, « Légalité, motivation, proportionnalité » in Les principes généraux de droit administratif, Larcier, Bruxelles, 2017, p. 446 et suivantes).   

 

Ainsi, particulièrement en matière d’expropriation pour cause d’utilité publique (litiges portés à l’encontre des déclarations d’utilité publique), la théorie du bilan est appliquée par le juge administratif français : « une opération ne peut légalement être déclarée d’utilité publique que si les atteintes à la propriété privée, le coût financier et éventuellement les inconvénients d’ordre social ou l’atteinte à d’autres intérêts publics ne sont pas excessifs eu égard à l’intérêt qu’elle présente. » (C.E. fr, 11 juillet 2016, n° 389936, Observatoire indépendant du cadre de vie : RD imm. 2016, p. 613, obs. Soler-Couteaux.). La théorie du bilan est donc sous cet aspect, une des composantes du contrôle de proportionnalité.

 

D’aucuns estiment que « La théorie du bilan constitue une illustration du contrôle maximum mis en œuvre par le juge administratif dans différents domaines. Ce type de contrôle permet au juge de substituer sa propre appréciation des faits à celle de l’autorité administrative, en fonction des différents éléments définis par la jurisprudence » (Pr. Jean-François Brisson, Travaux Dirigés de Droit administratif, Université de Bordeaux, 2019-2020).

 

Au Luxembourg, l’invocation de la théorie du bilan par les plaideurs reste très marginale, et partant, très peu de décisions des juridictions administratives s’y réfèrent expressément ou implicitement.

 

La première trace de l’évocation de cette théorie, remonte à une affaire d’expropriation pour cause d’utilité publique. Il s’agissait plus particulièrement d’un recours en sursis à exécution porté à l’encontre de l’arrêté grand-ducal du 11 janvier 2005 tendant à faire approuver le  tableau des emprises et les plans parcellaires relatifs à l’assainissement et à la réurbanisation du quartier « Place de l’Etoile », publié au Mémorial B n° 12 du 15 février 2005.

 

Les requérants, parmi d’autres moyens portés à l’encontre de l’arrêté précité, invoquèrent « qu’en vertu de la théorie du bilan, l’arrêté grand-ducal du 11 janvier 2005 serait illégal pour absence d’intérêt public, absence de nécessité et existence  d’inconvénients excessifs consistant dans une atteinte débordante à la propriété privée face à des contraintes financières démesurées pour l’Etat ».

 

Si le Premier Vice-Président du tribunal administratif de l’époque a suspendu l’arrêté litigieux, il ne fit en revanche aucun développement particulier pour répondre aux moyens tirés de la « théorie du bilan ».

 

L’on s’étonnera que par la suite, en matière d’expropriation pour cause d’utilité publique, la théorie du bilan ne fut plus invoquée par les plaideurs.

 

L’on observera toutefois que les juridictions administratives procèdent néanmoins à un contrôle de proportionnalité des décisions d’expropriation, se rapprochant ainsi, en quelque sorte, d’une application inexprimée de la théorie du bilan :

 

Dans un jugement du 19 janvier 2017 (n° 36570 du rôle) le tribunal administratif avait en effet retenu notamment que « La Cour européenne des droits de l’Homme a retenu, dans ce contexte, que pour être compatible avec l’article 1er du premier protocole additionnel de la CEDH une mesure d’expropriation doit remplir trois conditions : elle doit être effectuée « dans les conditions prévues par la loi », « pour cause d’utilité publique » et « dans le respect d’un juste équilibre entre les droits du propriétaire et les intérêts de la communauté (….)

 

Quant à la  troisième  condition,  relative  à  la  proportionnalité  de  la  limitation  apportée  au  droit  de propriété, elle s’apprécie à son tour en fonction de trois conditions, à savoir, premièrement, l’aptitude de l’ingérence litigieuse à atteindre l’objectif poursuivi, deuxièmement, la nécessité de  l’ingérence  et,  enfin,  troisièmement,  la  proportionnalité  au  sens  strict,  c’est-à-dire,  la proportionnalité entre la somme des préjudices occasionnés par l’ingérence et le bénéfice généré pour l’intérêt général. La condition de nécessité étant seule litigieuse en l’espèce, dans la mesure où les demandeurs soutiennent que l’Etat envisagerait de s’approprier une surface de leur parcelle supérieure à celle dont il aurait strictement  besoin,  le  tribunal  procèdera  à l’analyse de cette seule condition. La condition de nécessité suppose que l’objectif poursuivi ne puisse pas être atteint par un moyen moins attentatoire au droit en cause. Bien que la Cour européenne des droits de l’homme ne l’énonce pas de manière  explicite  sous l’angle de l’article 1er du premier protocole additionnel de la CEDH, la possibilité d’atteindre le même objectif par la mise en œuvre de moyens moins attentatoires aux droits du propriétaire devrait, en principe, pouvoir être invoquée pour démontrer le caractère disproportionné de la mesure litigieuse. Il appartiendrait alors aux autorités de démontrer l’absence de tels moyens ».

 

La Cour administrative allait elle aussi en ce sens puisqu’elle jugea par le passé qu’« Une expropriation constitue une grave atteinte au droit de la propriété qui ne peut être permise qu'en cas de nécessité absolue. Le juge administratif est appelé à apprécier s'il existe d'autres solutions que l'expropriation pour satisfaire le besoin d'intérêt public considéré, cette appréciation rentrant dans le cadre du contentieux de l'excès de pouvoir pour défaut d'utilité publique. Il peut vérifier, en particulier, si le but recherché ne peut pas être atteint moyennant une servitude de passage conventionnelle offerte par le propriétaire à exproprier » (C.A., 22 janvier 1998 n° 9647C, 9759C, 10080C, 10276C du rôle).

 

Suivant un jugement du tribunal administratif du 18 mars 2010 en matière de protection de la nature (n° 24378 du rôle), les juges administratifs écartèrent formellement l’application de la théorie du bilan fondée suivant la partie demanderesse sur base d’ « une comparaison entre les avantages et les inconvénients des décisions de nature à entraîner la conclusion de la légalité de la décision au cas où les avantages l’emporteraient », en ce que la mise en souterrain imposée pour une ligne électrique entraînerait un surcoût de 3,3 million d’euros tandis que cette mise en souterrain ne s’imposerait pas du fait que les zones traversées ne seraient pas protégées au titre de la législation en matière de protection de la nature.

 

Les juges de première instance exposèrent ainsi que : « S’il est vrai que l’Etat n’a pas pris position par rapport à ce raisonnement développé par la partie demanderesse, il échet d’écarter les développements afférents  ayant  trait  à  une  prétendue « théorie  du  bilan »  pour  le  cas  où  ces  développements  théoriques  devraient  être  considérés comme  constituant  un  moyen  de  droit,  étant  donné,  d’une  part,  que  dans  le  cadre  de  ses développements  la  partie  demanderesse  n’invoque  ni  la  violation  de  dispositions  légales  ou réglementaires,  ni  la  violation  d’un  principe  général  de  droit  et,  d’autre  part,  que  même  à supposer que cette « théorie du bilan » soit le fruit d’études effectuées par certains auteurs voire qu’elle soit appliquée par une certaine jurisprudence étrangère, il n’en demeure pas moins qu’une telle théorie ne saurait rendre illégale une décision prise conformément aux dispositions légales et réglementaires applicables ». 

 

Sur appel du jugement du tribunal administratif, la Cour remarqua au contraire que « Sans rejeter  dans  son  principe,  comme  l'a  fait  le  tribunal,  l'application  de  ce  que l'appelante  appelle  «  la  théorie  du  bilan  »,  la  Cour  est  amenée,  dans  le  cadre  de  son pouvoir  d'appréciation  lui  conféré  par  la  loi  qui  a  instauré  un  recours  au  fond  en  la matière, à mesurer les avantages et les désavantages, toutes causes confondues, du projet tel que sollicité et du contenu de l'autorisation délivrée » (C.A., 23 novembre 2010, n° 26851C du rôle).

 

Ainsi, la Cour admit le principe, d’effectuer une mise en balance des avantages et inconvénients d’une décision administrative, dans le contexte précis d’un recours en réformation, qui l’amène à statuer en lieu et place de l’autorité compétente.

 

La question de l’application de la théorie du bilan fut encore discutée entre parties dans une affaire relative à la question de la légalité d’une servitude d’utilité publique imposée en vertu de la loi modifiée du 1er août 2007 relative à l’organisation du marché de l’électricité, sans pour autant que le juge administratif ne tranche ce débat (T.A., 22 juin 2015, n° 34293 du rôle).

 

Tout récemment, un arrêt de la Cour administrative semble se rapporter, sans la nommer, à la théorie du bilan.

 

Dans son arrêt du 20 juillet 2022, inscrit sous le n° 47027C du rôle, en matière de protection de la nature, la Cour administrative exposa : « (…) la présence d’immeubles d’habitation en zone verte fait partie d’un élément culturel normal s’inscrivant de longue date dans l’histoire du peuplement de nos régions. S’il est vrai que la présence  de  manière  continue  d’êtres humains en zone verte peut  avoir  des  effets  nuisibles  pour l’environnement naturel, il n’en reste pas moins que de longue date un équilibre a pu être valablement instauré par les habitants et pour les habitations – essentiellement par seuils - en zone verte par rapport à  leur  environnement naturel, sans que le bilan afférent n’ait été nécessairement négatif pour cet environnement.

 

En  termes  de  bilan  pour  des  constructions  existantes  en  zone  verte  dès  avant  la  première législation en matière de protection de la nature et des ressources naturelles  datant de 1965, le fait consistant à laisser dépérir pareilles constructions avec tout le gâchis potentiel que cela comporte en termes d’éléments de construction non utilisés et néanmoins délaissés en pleine nature, d’un côté – tel est  le  sort  ultime  des  constructions  sans  perspective  utile  –  et  la  potentialité  donnée  à  travers  des possibilités d’évolution rationnelles  et  adéquates  par  adaptation  au  style  de  vie  plus  moderne  et, notamment, aux exigences de meilleure gestion énergétique et de mise en conformité par rapport à des réglementations d’urbanisme de plus en plus performantes,  d’un autre côté,  devraient  pouvoir mener à la conclusion que des constructions accusant plus d’un demi-siècle, voire en l’occurrence un siècle d’existence et qui rapportent par là-même la preuve de leur durabilité, méritent précisément en termes  de  durabilité,  de  rationalité  et  de  proportionnalité  que  des  solutions  valables  puissent  être dégagées par l’ordonnancement juridique applicable pour que leur maintien  en  place  puisse  être garanti également en zone verte pour les décennies, voire les centenaires à venir ».

 

Dans son arrêt du 23 décembre 2021 (est-ce un hasard pour les avocats spécialisés en droit de l’Environnement si cette décision fut prononcée la veille de Noël ?), inscrit sous le n° 46070C du rôle, la Cour a jugé ce qui suit :

 

« Du fait que l’abri de remploi est essentiellement constitué en bois, contrairement à son prédécesseur emparé de tôles, rouillées par l’effet du temps, la transformation opérée s’est encore rapprochée,  en  termes  de  proximité  substantielle,  de  l’environnement  naturel  qui l’entoure. 

 

L’opération  ayant  consisté  à  remplacer  sur  place  un  abri  dangereux,  voire  menaçant ruine par une construction quasi entièrement façonnée  en bois et érigée sur les mêmes sous-bassements, la transformation ainsi opérée, plutôt que de s’éloigner de l’équilibre visé par l’article 11bis  de  la  Constitution,  s’en  rapproche et correspond d’autant mieux en termes de proportionnalité aux exigences de conservation de la nature y visées, le principe de proportionnalité ayant par ailleurs été reconnu comme principe général d’ordre constitutionnel par la Cour constitutionnelle à partir de son arrêt n° 152 du 22 janvier 2021.  

 

En  termes  de  bilan,  la  transformation  opérée,  dans une optique d’équilibre, telle  que visée  par l’article 11bis  de  la  Constitution,  dans  un  but  de  protection  de  la  nature  et  des ressources naturelles, revêt plus d’effets positifs que d’effets négatifs ». 

 

Si dans ses deux arrêts précités, la Cour ne fait pas explicitement référence à la théorie du bilan, telle qu’issue de la jurisprudence française, en préférant placer ses décisions sous l’angle du principe constitutionnel de proportionnalité, force est de constater qu’en procédant à un examen comparatif des effets positifs et négatifs de la décision administrative querellée, la Cour se rapproche en réalité d’une application autonome de la théorie du bilan, celle-ci consistant en une composante particulière du principe de proportionnalité.

 

L’avenir nous dira si l’invocation de pareil moyen tiré de la théorie du bilan, avec pour référence la jurisprudence française en la matière, pourra servir de fondement à des décisions des juridictions administratives luxembourgeoises.

 

 

Par Me Sébastien COUVREUR

Avocat à la Cour - Partner

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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