Droit immobilier

L’état de décrépitude… de l’Etat de droit.

 

L’état de décrépitude… de l’Etat de droit.

 

 

Il y a quelques années déjà, nous nous inquiétions de l’évolution de l’Etat de droit au Luxembourg[1].

 

Inquiétude… Le terme est fort, probablement excessif, et vraisemblablement orienté par la pratique d’un métier qui implique (pour ce qui concerne le droit public du moins) d’être confronté aux difficultés, aux disfonctionnements, aux comportements irréguliers de l’administration, respectivement du pouvoir politique, plutôt, évidemment, qu’à la multitude de dossiers qui se déroulent, comme cela se doit, c'est-à-dire, dans le respect de la lettre et des principes du droit.

 

Peu de clients, il va de soi, se bousculent chez leurs conseils afin de faire part de leur satisfaction, de leurs bonnes nouvelles. La profession est ainsi faite : nous sommes des pompiers, des démineurs, des urgentistes, des pourvoyeurs de solutions en situations jugées désespérées. Nous excavons alors, dans tout le terreau juridique qui est notre matière de travail, des stratégies, des modes d’actions judiciaires ou extra-judicaires, qui dans les dossiers les plus complexes, tendent à contourner, parfois, la mauvaise volonté politique de l’administration, agissant au mépris du droit.

 

Dans le droit public de l’immobilier, notre mission implique de conserver toujours un certain pragmatisme, nonobstant l’éventuelle illégitimité de l’action de l’administration. La volonté du promoteur, du développeur immobilier, est en effet avant tout de réaliser son projet, quitte à y laisser en chemin quelques plumes. Le contentieux ne confère une satisfaction qu’en dernier ressort. Il n’empêche que l’attitude irrégulière de l’administration, et plus généralement des pouvoirs publics, peut laisser en bouche un goût d’amertume.

 

Certes, comme exposé ci-avant, notre vision est nécessairement quelque peu biaisée du fait que se bousculent à notre porte, les complications plutôt que les projets – majoritaires – sans aucune anicroche.

 

Néanmoins – c’est notre sentiment – la situation de l’administré, du justiciable, face à l’administration, s’est encore un peu dégradée ces dernières années.

 

Nous constatons ainsi amèrement une certaine régression dans les droits et protections des administrés au profit de l’action toujours plus libre de l’administration. Ceci est probablement du à un changement de paradigme politique. Ces dernières années, sous la pression grandissante de la croissance de la population, avec ses répercussions sur le marché du logement, sur la mobilité, sur les infrastructures, sur l’environnement, etc. l’Etat se persuade, d’avantage chaque jour, de la nécessité d’un interventionnisme accru des pouvoirs publics pour solutionner ces problématiques. C’est non seulement un leurre, car l’Etat n’est pas plus apte à répondre auxdites thématiques que le secteur privé (il suffit d’analyser par exemple les performances du Fonds du Logement en terme de création de logement, eu égard à ses moyens financiers, à ses ressources humaines et ses avantages anticoncurrentiels pour s’en convaincre), mais c’est surtout attentatoire aux droits et protections des citoyens, des personnes privées, des propriétaires, des promoteurs, de développeurs. Le déséquilibre au niveau des droits et des moyens entre l’administration et les administrés s’est aggravé. On le vérifie également au niveau des juridictions administratives.  

 

Dans cette conception nouvelle, la règle de droit n’est plus cette main rassurante, « immuable »[2], devant guider le pouvoir politique dans ses décisions. Le texte de loi doit désormais se soumettre à l’idéologie de l’administration. Le droit est considéré avant tout comme un obstacle gênant, qu’il faut enjamber, sinon contourner, et pourquoi pas tout simplement le modifier s’il demeure un obstacle ? Le rôle de l’avocat défenseur de l’administration change également. On lui demande de plier, de tordre le texte, afin de le faire correspondre à la décision politique, pour pouvoir la justifier, le cas échéant. Et si tel n’est pas possible, qu’à cela ne tienne. La règle de droit, fut-elle inscrite dans la Constitution, peut être revue voire supprimée (voir à cet égard par exemple la loi du 24 octobre 2007 portant révision de l'article 16 de la Constitution[3], ayant supprimé l’exigence de l’indemnité préalable en cas de procédure d’expropriation).

 

Déjà à l’époque, l’utilité publique – cette notion politiquement très malléable – était brandie pour justifier une régression dans les droits des administrés. Depuis, on cuisine cette notion à toutes les sauces.

 

L’invocation de l’utilité publique comme justificatif de modifications législatives – en défaveur des droits de l’administré – devient ainsi une rengaine lancinante. Les droits de préemption (retenus notamment dans la loi Pacte logement du 22 octobre 2008 et très largement élargis par la loi dite Omnibus du 3 mars 2017, repris encore dans la loi du 17 avril 2018 concernant l’aménagement du territoire) qui portent parfois gravement atteinte aux intérêts du vendeur ou de l’acquéreur, sont justifiés sur base de l’idéologie pré-décrite : l’Etat doit acquérir des terrains pour y construire en lieu et place du privé, qui se voit dépossédé de cette possibilité (et cela même s’il eut été plus prompt à la réalisation des objectifs fixés par l’Etat).

 

Les exemples sont légions, dans lesquels l’utilité publique, respectivement l’idéologie ci-avant énoncée, sont invoqués en vue de sous-tendre des modifications législatives permettant des régressions dans les droits des administrés.

 

La loi du 18 juillet 2018 concernant la protection de la nature et des ressources naturelles confère ainsi au ministre ayant l’Environnement dans ses attributions une marge d’appréciation inédite, pour délivrer ou refuser de délivrer des autorisations requises en vertu de celle-ci, à chaque fois, par exemple, qu’il y a lieu de procéder à des travaux en zone verte ou à la destruction d’un biotope légalement protégé (ce qui est déjà le cas en présence d’une rangée ou d’un groupe d’arbres[4]). Les possibilités d’intervention des juridictions administratives ont été ici réduites à peu de chose, ceci d’autant plus que le recours contre les décisions ministérielles n’est désormais plus un recours en réformation mais bien en annulation. Si dans le cadre du recours en réformation, le juge administratif peut analyser à nouveau le dossier sur le fond, en statuant comme le ferait l’administration, en revanche, dans le cadre du recours en annulation, il ne peut vérifier que le respect, par le ministre de l’Environnement, de la loi. Autrement dit, il ne peut plus que censurer des illégalités. Or, comme la loi accorde une marge d’appréciation faramineuse audit ministre, l’intervention du juge administratif devient très hypothétique.

 

Que dire alors de la dérogation apportée au droit commun, en terme d’indemnisation des propriétaires de terrains, lorsque les servitudes issues d’un nouveau plan d’aménagement général leur causent un préjudice financier majeur (par exemple, dans l’hypothèse où lesdits terrains deviennent tout à coup non constructibles) ? Malgré l’opposition du conseil d’Etat, le Législateur a maintenu sa volonté de prescrire ce droit à indemnité dans un délai de 5 ans (au lieu de 30 en droit commun) après l’entrée en vigueur du PAG qui a créé lesdites servitudes (article 21 de la loi modifiée du 19 juillet 2004). De nombreux propriétaires constateront malheureusement trop tard les dégâts et ne pourront faire valoir aucun droit à indemnisation, alors que leur patrimoine familial sera détruit.

 

Que dire également de la mal nommée loi du 14 septembre 2018 relative à une « administration transparente et ouverte » ? Si louable soit-elle dans ses intentions proclamées, elle n’a malheureusement prévu aucun moyen efficace pour obtenir un document administratif, dans un délai raisonnable, alors même que l’administration concernée en refuserait illégalement la communication (ceci bien qu’il eut été si simple de prévoir, un mécanisme de référé administratif, à l’instar de ce que prévoit la loi du 25 novembre 2005 concernant l'accès du public à l'information en matière d'environnement). Dans l’hypothèse d’un refus de communication d’un document administratif, l’administré doit en effet tout d’abord saisir une commission d’accès aux documents administratifs et le cas échéant, ensuite, soumettre le litige aux juridictions administratives, via un recours en annulation, lesquelles statueront définitivement sur le litige dans un délai d’environ deux ans (en comprenant la procédure d’appel devant la Cour administrative) à compter de leur saisine. Passé ce délai, l’administration aura alors, si elle est condamnée en dernière instance, encore trois mois pour transmettre le document réclamé à l’administré, qui, à ce stade, n’en aura probablement plus aucune utilité…

 

Que dire enfin du récent projet de loi n° 7473 relatif au patrimoine culturel, qui mériterait à lui seul un ouvrage entier sur la thématique du présent article (et nous ne manquerons d’ailleurs pas de revenir à son propos) ? Outre l’aberration qu’il constitue alors que les prix de l’immobilier ne cessent de croître, et que l’on entend imposer par ce biais à tour de bras des servitudes nouvelles sur une foule d’immeubles, il opère une régression inadmissible dans les droits des administrés subissant une procédure de classement de leur immeuble.

 

Alors qu’actuellement, la loi modifiée du 18 juillet 1983 concernant la conservation et la protection des sites et monuments nationaux prévoit une procédure individuelle de classement des immeubles comme monument national, respectivement de l’inscription à l’inventaire supplémentaire (ce qui garanti aux propriétaires concernés d’être informés directement par courrier recommandé de l’intention ministérielle de prendre une décision pouvant nuire à leurs intérêts, tout en leur conférant un droit à réclamation, un droit à être entendu et par la suite, le droit de formuler un recours gracieux ou contentieux), le projet de loi vise à faire classer, à la louche, d’un coup d’un seul, une foule d’immeubles, à la suite d’une procédure réglementaire beaucoup moins transparente. Dans ce cadre, les propriétaires ne seraient plus informés directement. Ils devraient, s’ils ont de la chance, c'est-à-dire s’ils constatent dans les journaux l’existence d’une procédure qui les concerne, participer à une enquête publique d’une durée de trente jours seulement (alors qu’auparavant, le propriétaire d’un immeuble destiné à être classé monument national disposait de six mois pour réclamer). En l’absence de réclamation durant l’enquête publique, lesdits propriétaires seraient forclos à agir en justice par la suite et à réclamer quoique ce soit !  

 

L’on constate donc, et les exemples cités ci-avant figurent parmi tant d’autres qui n’ont pas été évoqués, une régression dans les droits des administrés au profit de l’action plus aisée des pouvoirs publics.

 

Il reste à espérer que le Conseil d’Etat et les juridictions administratives resteront attentives à opérer un sain équilibrage, entre des intérêts parfois divergents, en tenant compte des droits et libertés constitutionnelles.

 

Finalement, nous conclurons en paraphrasant une citation célèbre : les pouvoirs publics ne devraient pas avoir à craindre les citoyens, s’ils agissaient effectivement dans l’intérêt de ces derniers.

 

 

 

 

Me Sébastien COUVREUR

Avocat à la Cour

 

 

[Les développements dans le cadre du présent article n’engagent que l’opinion de son auteur.]



[2] Si, par exemple, la plupart des dispositions du code civil napoléonien demeurent aujourd’hui inchangées, la durée de vie des textes de loi récents est bien plus courte, ce qui témoigne aussi, d’un appauvrissement de la qualité desdits textes, respectivement du fait que les mesures prescrites constituent avec tout un programme de mesures politiques, bien plus que d’un cadre légal pouvant survivre aux évolutions de la société. Les romains disaient déjà à l’époque : « Plurimae leges pessima respublica » (« plus nombreuses sont les lois, pire est l'État").

[3] Relatif au droit de propriété.

[4] Au sens du règlement grand-ducal du 1er  août  2018  établissant  les  biotopes  protégés, les habitats  d’intérêt communautaire  et  les  habitats  des  espèces  d’intérêt  communautaire  pour  lesquelles  l’état  de conservation a été évalué non favorable, et précisant les mesures de réduction, de destruction ou de détérioration y relatives « Les groupes d’arbres sont formés par au moins 2 arbres, dont les couronnes se touchent ou qui sont éloignés de 10 mètres au maximum. Les rangées d’arbres sont formées par au moins 3 arbres qui sont éloignés de 30 mètres au maximum. »

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