Droit immobilier

La fraude corrompt tout, y compris en droit administratif


La fraude corrompt tout, y compris en droit administratif

 

 

En règle, pour les actes administratifs à caractère individuel[1] (par exemple, pour les autorisations de bâtir, permissions de voirie, autorisations d’exploitation, autorisations délivrées en application de l’article 23 de la 19 décembre 2008 relative à l'eau, autorisations délivrées en application de la loi du 18 juillet 2018 concernant la protection de la nature et des ressources naturelles, etc.), « à l’expiration des délais de recours, une décision administrative devient définitive et irrévocable et acquiert partant autorité de la chose décidée. Cette autorité une fois acquise implique que la décision ne peut plus être attaquée en justice et que l’administration ne peut pas, en principe, y revenir, même si la décision devait postérieurement s’avérer être illégale, les impératifs de sécurité et de stabilité juridiques prohibant qu’une décision définitive puisse être remise en cause ab initio. - Les décisions bénéficiant de l’autorité de la chose décidée se caractérisent ainsi par leur intangibilité, ou du moins par leur incontestabilité » (T.A., 18 décembre 2018, n° 40355).

 

L’on parle donc d’autorité de chose décidée – à ne pas confondre avec l’autorité de chose jugée – lorsqu’une décision administrative n’est plus susceptible de recours. Elle devient définitive, et incontestable (du moins, du point de vue du droit administratif, car la responsabilité de l’auteur de l’acte individuel, le cas échéant affecté d’un vice, peut toujours être engagée au niveau civil) : elle ne peut plus être annulée ni retirée par l’autorité compétente.

 

L’autorité de chose décidée n’est pas non plus à confondre avec la prescription de l’action pénale, qui vise une toute autre situation. Dans ce cas, une infraction pénale a été commise, (par exemple la réalisation d’une construction en l’absence d’autorisation de bâtir ou en violation de ses prescriptions), et par le biais de l’écoulement du temps, (5 ans en matière de délits), la sanction pénale, dont notamment la remise en pristin etat, ne peut plus être imposée par le juge. Toutefois, à l’inverse d’un acte administratif qui n’est plus susceptible de recours, conférant à l’acte l’autorité de la chose décidée, la prescription pénale n’a pas pour effet de créer un droit acquis : « (…) il est de jurisprudence constante  qu’une situation  illégale,  maintenue  au  mépris des  dispositions  réglementaires applicables-telle qu’en l’espèce -ne saurait être régularisée par le défaut de réaction, même pendant une longue période, par les autorités compétentes, tandis qu’un éventuel droit acquis ne se conçoit que si une autorité administrative a créé au profit d’un administré, au-delà de ses expectatives, justifiées ou non, une situation administrative acquise et réellement reconnu ou créé un droit subjectif dans son chef: Le respect des droits acquis ne s’impose que si l’on est en présence d’une décision administrative régulière, conforme au droit existant, ce qui n’est manifestement  pas  le  cas  en  l’espèce,  le  requérant  admettant  le  caractère  illégal des aménagements entrepris » (T.A., prés., 11 octobre 2019, n° 43598 du rôle).

 

L’administré ne peut donc se prévaloir d’un droit acquis, que lorsque l’autorisation dont il bénéficie a acquis autorité de chose décidée : « Lorsque des décisions individuelles régulièrement prises créent des droits, l'autorité administrative ne peut, sans commettre d'excès de pouvoir, ni retirer ces décisions, ni en méconnaître la portée à l'occasion d'actes qu'elle est amenée à accomplir ultérieurement » (voir not. T.A., 15 décembre 1997, n° 10282 du rôle et décisions ultérieures).

 

A l’inverse, tant que les délais de recours devant les juridictions administratives contre l’acte administratif individuel ne sont pas entièrement écoulés, celui-ci peut être retiré, dans les conditions fixées par l’article 8 du règlement grand-ducal du 8 juin 1979 relatif à la procédure à suivre par les administrations relevant de l'Etat et des communes, qui dispose ce qui suit:

 

«En dehors des cas où la loi en dispose autrement, le retrait rétroactif d’une décision ayant créé ou reconnu des droits n’est  possible  que  pendant  le  délai  imparti  pour  exercer  contre  cette  décision  un  recours contentieux,  ainsi  que  pendant  le  cours  de  la  procédure  contentieuse  engagée  contre  cette décision.

Le retrait d’une telle décision ne peut intervenir que pour une des causes qui auraient justifié l’annulation contentieuse de la décision ».

 

Le texte précité pose donc deux conditions pour le retrait d’acte. Il faut, d’une part, que la condition temporelle soit respectée, c’est-à-dire que ce retrait intervienne endéans le délai de imparti pour exercer un recours à l’encontre dudit acte, ou au cours de la procédure contentieuse, dans l’hypothèse où un recours aurait été introduit. Il faut, d’autre part, que la condition de fond soit respectée, c’est-à-dire que l’acte ne peut être retiré qu’en raison de son illégalité, une illégalité de nature à entraîner l’annulation de l’acte s’il eut été querellé.

 

La condition temporelle trouve une exception dans le cas de l’application de l’adage « fraus omnia corrumpit » :

 

« En vertu de l’adage «fraus omnia corrumpit», une décision obtenue par fraude est susceptible d’être révoquée voire retirée. Une décision de retrait peut d’ailleurs intervenir à tout moment, étant donné qu’un avantage obtenu par fraude ne saurait créer des droits respectivement acquérir un caractère définitif à l’égard du fraudeur. Cette solution s’impose, dès lors qu’il ne saurait être envisagé que le principe de légalité soit susceptible de s’accommoder des abus et des fraudes.


Cependant, ledit adage ne dispense pas l’administration d’assurer la légalité externe d’une décision de révocation ou de retrait » (C.A., 16 juin 2011 n° 27975C du rôle ; C.A., 29 septembre 2011 n° 28377C du rôle ; T.A., 10 juin 2013, n° 30589 du rôle).

 

L’administration qui voudrait retirer un acte administratif à la suite d’une fraude, reste également tenue de démontrer l’illégalité dudit acte. En effet, ce n’est pas parce qu’une autorisation aurait été délivrée à la suite d’une fraude que cette dernière est ipso iure affectée d’une illégalité pouvant justifier son retrait. Il se peut, par exemple, que la fraude n’ait pas été déterminante pour l’octroi de l’acte administratif par la suite retiré. Tel est le cas si, sans la fraude, l’administration compétente aurait tout de même dû accorder son autorisation.

 

Un jugement récent du tribunal administratif illustre cette problématique de façon particulièrement intéressante (T.A., 3 mars 2021, n° 43656 du rôle).

 

Il s’agissait en l’espèce d’une affaire en matière de protection de la nature, relative au retrait de décisions prises par la ministre de l’Environnement, du Climat et du Développement durable. La partie requérante, avait obtenu deux autorisations pour la rénovation « de la couverture du toit ainsi que le recouvrement des murs avec des parois en bois » d’une construction existante.

 

Or, le ministère de l’Environnement s’est rendu compte que les plans soumis à l’appui de la demande d’autorisation auraient été « manipulés » de sorte à  induire la ministre en erreur, en ce que ces plans « donnaient l'impression que le bâtiment aurait été initialement autorisé en 1970 tel qu'il existe aujourd'hui, c'est-à-dire consistant en une maison à deux étages avec un toit à double pente, une cuisine, un WC et une chambre de séjour ainsi qu'avec une cheminée et une annexe, alors qu'en réalité l'autorisation initiale ne donnait droit qu'à un simple abri à pente et étage uniques sans chambre destinée à l'habitation. ». Une plainte pénale pour faux, respectivement usage de faux, s’en serait suivie.

 

Arguant du principe «fraus omnia corrumpit », la ministre de l’Environnement procéda au retrait des deux autorisations délivrées, décision à l’encontre de laquelle le titulaire du permis a introduit un recours en annulation.

 

Les juges, après avoir admis le principe suivant lequel l’adage « fraus omnia corrupit » permet à l’autorité compétente de retirer son acte administratif, au-delà du délai fixé par l’article 8 du règlement grand-ducal précité du 8 juin 1979, ont analysé la légalité de cette décision de retrait – ce qui revient à analyser les motifs éventuels d’illégalité affectant éventuellement l’acte retiré.

 

En l’espèce, les juges ont considéré tout d’abord que c’était à tort que la ministre de l’Environnement se soit référée à la loi du 18 juillet 2018 pour analyser la légalité de l’acte retiré. En effet, dirent les juges, « les deux autorisations retirées ayant été prises sous l’empire de la loi du 19 janvier 2004 - la loi du 18 juillet 2018 ayant abrogé ladite loi étant entrée en vigueur le 9 septembre 2018 - c’est par rapport à la loi du 19 janvier 2004 que le motif de retrait tenant à l’illégalité des décisions retirées doit être examiné. ».

 

Or, le tribunal administratif conclut que – nonobstant la fraude éventuellement constatée – sous l’empire de la loi du 19 janvier 2004, les autorisations délivrées puis par la suite retirées, n’étaient pas affectée d’illégalité :

 

« c’est à tort que l’Etat argumente que le ministre aurait pu autoriser, sur le fondement de  la  loi du 19 janvier 2004, des travaux  de  rénovation exclusivement par rapport à une construction légalement existante, c’est-à-dire dûment autorisée et  érigée  dans  le  respect  de l’autorisation délivrée, y compris son affectation.

En effet, si l’article 7, paragraphe (2) de la loi du 18 juillet 2018 fait référence à des «constructions légalement existantes» en relation avec des travaux de rénovation et indépendamment de la question de la portée de cette référence sous la loi du 18 juillet 2018, question dont le tribunal n’est pas saisi, force est de constater que la loi du 19 janvier 2004, sur base de laquelle les autorisations litigieuses ont été prises, ne faisait en tout état de cause pas référence à une telle notion ».

 

Le tribunal ajouta que, sous l’empire de la loi de 2004 en vigueur au moment de la délivrance des autorisations de rénovation par la suite retirées, des travaux de rénovation de constructions existantes étaient possibles, sans que le caractère légal desdites constructions ne doive être vérifié : « Ainsi, l’article 10 de la du 19 janvier 2004, qui visait «les constructions existantes», ne  faisait  pas référence à une existence  légale  de  la  construction et  la  jurisprudence  des juridictions administratives s’étant forgée sur cette loi retenait qu’à défaut par le législateur d’avoir prévu une telle restriction, il conviendrait de se référer uniquement à l’existence matérielle de la construction, sans considération de son existence légale.

 

La jurisprudence a ainsi eu l’occasion de retenir que l’article 10, précité, réglaitle sort des ouvrages qui existaient déjà en zone verte avant que les restrictions introduites par la loi du 19 janvier 2004 n’entrent en vigueur, en ce sens que l’autorité compétente est investie du pouvoir d’autoriser la reconstruction ou l’agrandissement de ces ouvrages existants s’ils ne compromettent  pas  le  site,  ceci  au motif qu’«il  est  préférable  en  effet  d’autoriser,  dans certains cas, pareils travaux plutôt que de voir des ruines enlaidir le paysage bien davantage que ne le ferait une reconstruction décente». Les considérations à la base de cette disposition légale étant essentiellement de fait en ce qu’elle entend, tel que relevé par le Conseil d’Etat dans son avis prévisé, éviter le pire au niveau des atteintes déjà portées au site concerné en optant pour une remise en état, voire une transformation des ouvrages concernés plutôt que pour un délabrement incontournable par l’effet du temps, elles ne traduisent pas la volonté de distinguer, au niveau de l’application de ce régime transitoire, en fonction du caractère légal ou non des ouvrages concernés, mais bien la volonté d’agir d’une manière plus générale par application d’un critère  de fait,  en l’occurrence celui de l’existence pure et simple des constructions concerné. ».

 

Si la fraude corrompt tout, permettant à l’autorité administrative de retirer ses actes administratifs individuels en-dehors des conditions de délai prévues à l’article 8 du règlement grand-ducal précité du 8 juin 1979, il n’en demeure pas moins, donc, que celle-ci doit à chaque fois pouvoir démontrer l’illégalité de l’acte retiré.

 

Par Maître Sébastien COUVREUR – Avocat à la Cour.

 



[1] En ce qui concerne les actes administratifs réglementaires, en principe, l’article 95 de la Constitution permet de les remettre en cause par voie de recours indirect : « Les cours et tribunaux n’appliquent les arrêtés et règlements généraux et locaux qu’autant qu’ils sont conformes aux lois ».

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